Lettres d'amours infinies
Voilà une œuvre pour le moins déconcertante, tant elle fourmille de discours énigmatiques, de ruptures de rythme, de saynètes inachevées et d'univers plus ou moins croisés. Le tout constamment arrosé d'une réflexion basculant entre érudition et nonsense. Une œuvre travaillée notamment en résidence d'écriture au Chalet Mauriac, au printemps 2016.
Mais commençons par le commencement. C'est d'ailleurs cela qui intéresse Thomas Gosselin, les commencements, ou plus exactement les "aventures tronquées, les préliminaires et les balbutiements" comme il l'explique doctement. La couverture et son titre, d'abord, comme un signal, un avertissement. Ici, les lettres d'amour ne sont pas enflammées, ni pures, ni intenses ou chastes ou violentes. Elles sont infinies, infiniment diverses, infinies dans leur propos, leur capacité à transcender le temps ; et infinies, surtout, comme ne finissant jamais. Ambitieuse entreprise. Et à ce très gros mot qu'est l'amour, l'auteur accole par le dessin la tempête, le déchaînement des éléments, le tsunami. L’apocalypse ? Non, bien au contraire. L’apocalypse est une fin, et l'auteur n'aura de cesse de le démontrer tout au long de son œuvre : il n'y a pas de fin, la fin n'est qu'une nouvelle amorce, un recommencement, un début à tout puisqu'il en faut un.
Car ce sont mille départs – sûrement moins en réalité, mais Thomas Gosselin a le talent de nous le faire ressentir ainsi – qui sont réunis dans cet ouvrage généreux de 152 pages. Des ébauches d'aventures, des lettres tronquées, des mythes inachevés. On y parle d'amour, bien sûr, mais aussi du temps, de l'espace, de l'aléatoire, de ce qui a prêté à ces lettres leur caractère infini. Tant dans les discours de sa galerie de personnages très ordinaires – c'est-à-dire multiples, fantasques et rasoirs – que dans la distorsion de ce qu'on peut difficilement appeler ici un scénario, l'auteur fait appel à ces notions de temps et d'espace, et les triture avec un plaisir assumé. Le motif de la boucle, figure s'il en est de l'infini, est récurent. La construction du récit n'est plus une mise en abîme, c'est une fractale. Tout recommence toujours – nous vous avions prévenu – , les motifs se répètent, les lettres commencent toutes de la même façon ; mais les choses, pour autant, ne seront jamais tout à fait pareilles.
Les différentes histoires (pardon ! commencement d'histoires), d'une poignée de pages à chaque fois, ne sont ni un avant ni un après ; elles coexistent, sans ordonnancement chronologique, dans un chaos joyeux où les différentes couleurs suggèrent un semblant de classification : d'abord marqueurs de différenciation entre les aventures, elles vont s'agréger peu à peu, à mesure que les mondes parallèles se mélangent, et à force de se côtoyer livrent en fin d'album (même si le terme de fin est ici à blâmer) quelques planches éclatantes.
On est tenté de chercher où se cache l'énigme, comme dans ces lettres que l'auteur dissémine çà et là... Pas de celles à qui l'on colle des timbres, non, mais nos bêtes lettres de l'alphabet. Elles baptisent régulièrement les destinataires des missives (qui sont donc ces "Cher A." et "Cher M." ?), ou se positionnent en lieu et place des vulves et verges, au cœur de l'ouvrage, à travers une série de planches intrigantes. Seraient-ce elles, les lettres infinies ?
Il n'y aura pas de réponse car il n'y a pas de fin. Chaque aventure propulse le lecteur dans un monde parallèle, parfois à l'autre bout de la terre, ou dans des temps mythiques, parfois dans un ailleurs si proche du précédent qu'il n'en est que le reflet déformé. L'auteur se rue dans ce champ des possibles avec un plaisir qui, de franchement déroutant, devient agréablement contagieux.
Le dessin à la plume de Thomas Gosselin est précis, légèrement cruel et sans fards. Il ausculte les itinérances intérieures de ces personnages à merveille, à l'image de cette femme, dans une barque, qui lit les pensées de celui qui, face à elle, rame dans tous les sens du terme (mais est-ce bien lui qui la mène en bateau?). Les corps sont disloqués, souvent, dynamiques, s'étirent et se contractent à volonté. Ils peuvent d'un pas (infini?) gravir une colline ou passer la frontière. Alors que le récit prend des tournures dignes du surréalisme, c'est au cubisme qu'il est difficile de ne pas penser devant certaines vignettes : disposition chaotique des éléments du visage, volumes aplanis, et surtout cette perspective qui ne respecte rien ou pas grand chose, et incarne à merveille le décor mouvant de ces aventures sans queue, mais avec tête.
"Lettres d'amour infinies n'est pas un récit, ni même plusieurs, ce n'est pas une encyclopédie des facettes innombrables de l'amour."
Tout comme les pages nous emmènent de lieu en lieu, sur un rythme faussement aléatoire mais franchement libre de tout mouvement, le trait de Thomas Gosselin, tout en gardant une identité forte, baroude et voyage. Plus adepte de la fusion entre les genres que des apartés, l'auteur va parfois voir du côté de la Polynésie, de l'Asie antique ou de l'Europe des enluminures. Il pioche dans l'histoire et la géographie, mais aussi dans les genres et les disciplines, et après un enchaînement de planches composées de vignettes agrégeant dada et l'imagerie pornographique, défilent des gros plans de textiles, qui là encore nous ramène aux infinis, à l'infiniment petit : les mailles torsadées deviennent ADN, les fibres sont des chaînes d'atomes, et la couleur un révélateur artificiel. Rien n'est laissé au hasard.
S'il devait y avoir une clé pour cette œuvre à tiroirs, on irait la chercher dans l'introduction, cadavre exquis de conversations sur le pourquoi du livre et de son objet. L'auteur y dialogue avec ses personnages et y révèle, à petites touches, son projet et sa méthode : comme certains amoureux, il va mettre de côté les plans et stratégies, et se "précipiter dedans complètement et sans retenue". Advienne que pourra.
Amateurs de romance et de discours limpides, passez votre chemin, ou laissez vos valises sur le seuil. Lettres d'amour infinies n'est pas un récit, ni même plusieurs, ce n'est pas une encyclopédie des facettes innombrables de l'amour ; c'est une exploration des possibles, sur l'amour bien sûr, mais globalement sur les relations entre les êtres, entre soi et l'autre ou entre soi et soi. On pense à ce personnage qui achète un philtre qui lui permettra de tomber fou amoureux de la première personne qu'il verra, et s'inquiète de tomber sur un miroir. Car l'amour de soi est abordé autant que la relation de couple, et est représenté, au même titre, pluriel et multiple, car le soi qu'imagine Thomas Gosselin a tout autant de réalités qu'il n'existe d'univers parallèles.
Mais ne nous y trompons pas : les réflexions vertigineuses de l'auteur et de ses personnages n'excluent pas une part d'humour, à la foi discret et très présent ; un amoureux caché derrière un rideau. À d'obscures considérations en appelant à la physique quantique se mêlent des passages absolument jouissifs, comme cette double-page avec deux amants sous les draps, tout attelés à s'aimer : l'un d'entre eux n'aura de cesse de parler, se questionnant sur sa capacité à aimer correctement, quand l'autre le supplie de se taire et de poursuivre. Ou encore cette lettre où un homme imagine, pour prouver son amour, un scénario grandiose et grotesque qui, pour être mis en œuvre, nécessite un autre plan tout aussi complexe, et ainsi de suite jusqu'à en oublier l'objet premier de cet échafaud infini d'enlèvements, de tromperies et d'actions héroïques.
L'ouvrage ne lâchera le lecteur – car c'est bien de cela qu'il s'agit – qu'une fois celui-ci repu d'ébauches de rencontres, de pensées intimes (la scène de la télé-réalité est à ce titre truculente), de drôlerie qui ne dit pas son nom, d'universalité dans la multiplicité des scènes, des personnages et des discours. Alors, il le quitte brutalement, en compagnie d'une certaine Salomé dont on se demande si on ne l'a pas déjà croisée quelque part, dans un monde parallèle.
Il n'y a plus qu'à recommencer.
Lettres d'amours infinies, de Thomas Gosselin
Éditions Atrabile
Avril 2018
152 pages en quadrichromie
24,50 euros
ISBN : 978-2-88923-066-2