Sauvages
Quelles images, quelles idées, font écho au mot "sauvage" dans nos mémoires ? Une vision des grands espaces ou d’une nature inviolée associée aux animaux qui s’y nichent, la liberté de celui ou celle qui serait hors des lois, ou encore l’idée d’une violence aussi impitoyable qu’insoutenable ? À moins que ce ne soit le renvoi à l’idée du non-civilisé, de cet être frustre et grossier dépourvu de culture ?
"Quelque part au Québec, dans les années 50". Nathalie Bernard retrouve le Canada après Sept jours pour survivre (Thierry Magnier, 2017) mais quitte le registre du thriller contemporain pour un roman résolument historique tout en revenant sur le thème de l’assimilation forcée des autochtones effleuré dans son précédent roman. L’avant-propos nous rappelle que Sauvages est une œuvre de fiction, nourrie de nombreux témoignages de rescapés de ces sordides pensionnats où, jusque dans les années 1990, des religieux ont été en charge de "tuer l’Indien dans l’enfant". Et sans doute faut-il faire preuve de beaucoup d’imagination pour penser qu’hier encore, dans un passé pourtant si proche de nous, dans un pays industrialisé, des hommes ont cru bon d’en contraindre d’autres à vivre selon leur seul modèle, ne rechignant ni à la plus extrême violence, ni à l’humiliation.
C’est un compte à rebours qui ouvre le roman : "J-60" ou le bout du tunnel pour Jonas, bientôt 16 ans, qui sera libre de quitter le pensionnat après des années à tenter de se fondre dans le décor, de se faire oublier, de baisser les yeux. 10 ans à s’efforcer de trouver un endroit à l’intérieur de lui-même pour ne pas oublier qu’il est un Indien Cri, pour ne pas oublier sa mère à laquelle la gendarmerie royale canadienne l’a arraché, "pour son bien". 10 ans à se réfugier dans le souvenir "des lèvres brillantes et des pommettes hautes" de la délicieuse Stella, de leur rencontre comme une évidence, de leurs nuits d’enfants passées sous la couverture des étoiles. 10 ans à n’être comme les autres qu’un numéro, un être dépouillé de sa langue maternelle, de son nom, de sa mémoire, que l’on affame, rudoie, terrifie, assomme de corvées. Tenir encore, sous la férule de Seguin, prêtre pervers et violent, surnommé La Vipère par les pensionnaires, grâce à quelques visages de camarades d’infortune, quelques sourires volés. Tenir alors que la machine est si parfaitement huilée que "tous [reproduisent] sur les nouveaux les sévices qu’eux-mêmes [ont] subis dès leur arrivée".Tenir c’est aussi se taire, faire semblant : où se trouve la frontière entre d’une part faire profil bas et devenir complice par son silence des sévices pratiqués et d’autre part relever la tête et s’exposer en retour en prenant parti pour les victimes ? Où placer le curseur ?
"Le roman s’emballe, le rythme s’accélère et après les pages étouffantes passées dans le pensionnat, où seuls des flash back intensément poétiques offraient des respirations à Jonas comme au lecteur, la sauvagerie est plus que jamais présente."
De ce geste de refus, de cet engagement soudain contre la violence ordinaire du pensionnat naît le point de bascule du roman et occasionne le changement de décor, le passage du "dedans" – le pensionnat – au "dehors" – la fuite dans l’hiver canadien. Le roman s’emballe, le rythme s’accélère et après les pages étouffantes passées dans le pensionnat, où seuls des flash back intensément poétiques offraient des respirations à Jonas comme au lecteur, la sauvagerie est plus que jamais présente. Sauvagerie des actes qui ont motivé la fuite de Jonas et de son "camarade" Gabriel, sauvagerie des hommes armés qui les traquent, sauvagerie de cet hiver canadien hostile, de cette nature trop vaste et pleine de dangers. Et quelle part de sauvagerie les deux garçons vont-ils découvrir en eux ? De quoi est-on capable pour survivre ? Que pèse une vie humaine lorsque la nôtre est en danger ? Jusqu’où l’inimitié peut-elle conduire ?
Si Nathalie Bernard n’explore pas ici le genre policier, elle met en place une construction qui rappelle le rythme et la construction du thriller le plus efficace et le plus oppressant. Se retrouve dans Sauvages la même attention portée à la psychologie de personnages parfois ambivalents dont elle questionne en permanence l’évolution. Le manichéisme ici n’est pas de mise et le projet romanesque met en lumière avec subtilité le changement à l’œuvre dans des personnages d’adolescents en construction, en permanente évolution, confrontés à la violence mais aussi à la culpabilité que génèrent les non-dits, les silences, ces choses tues qui étouffent et entraînent l’inaction et la soumission aux événements, à la honte d’être ou d’avoir été une victime ou d’avoir laissé des bourreaux agir. Mais en contrepoint aux atrocités vécues, la lumière point aussi, petit feu de quelques brins d’espoir qui ne demandent qu’à se transformer en brasier, celui qui témoigne d’une pulsion de vie qui galvanise et transcende.
"Les autochtones québécois semblent pour quelques temps encore devoir s’inviter dans les romans à venir qui mijotent dans son imagination féconde."
Sauvages, de Nathalie Bernard
Illustration de Tom Haugemat
Éditions Thierry Magnier
Collection Grands romans
14.50 €
288 pages
ISBN : 9791035201852
août 2018