Dominique Celis ou les mots pour le dire
La résidence d’écriture francophone "Afriques-Haïti" est née en 2017 de la volonté d’ALCA, de l’Institut des Afriques et de la Région Nouvelle-Aquitaine d’accueillir à Bordeaux, pendant 6 semaines, un auteur de ces territoires et lui permettre d’être programmé, sur des temps de rencontres publiques, lors de La Semaine des Afriques. Après Darline Gilles en 2018, a été reçue au printemps cette année l’écrivaine rwandaise Dominique Celis, pour travailler sur son projet de roman épistolaire, Lettres sur un retour au pays maternel, commencé à Kigali où elle est retournée vivre en 2013.
Étant chargée d’en animer trois d’entre elles, je lui dis que pour commencer on peut déjà explorer ensemble ce pourquoi elle écrit, ce qui a fait nécessité depuis qu’elle est rentrée au Rwanda et tirer les fils à partir de ça. Question abrupte et impossible s’il en est et, au regard qu’elle me lance, je m’attends à un silence. Pourtant, elle répond du tac au tac : "J’écris pour ne pas mourir". On est donc au cœur et à l’os immédiatement. Et pendant toute sa résidence, l’accompagnant et partageant différents moments avec elle, nous sommes restées dans nos discussions, sur ces deux modes, au cœur et à l’os.
Bien que "résumer, c’est toujours maltraiter les contenus", comme elle l’énonce toujours, voici en filigrane son parcours : Belgo-Rwandaise et Tutsi, Dominique est née en 1970 au Burundi. Elle grandit au Zaïre (aujourd’hui la RDC) puis au Rwanda jusqu’à l’âge de 16 ans. En 1986, la famille décide de partir s’installer en Belgique, ce qui lui permet de faire des études universitaires à Liège1, d’être agrégée de philosophie, qu’elle enseigne de 2001 à 2005, avant "d’entrer en politique" comme attachée du cabinet du Bourgmestre, puis de l’Échevinat, puis comme attachée parlementaire au parlement fédéral de Belgique. Parallèlement, elle est membre active d’associations liées aux violences faites aux femmes, notamment avec la création de l’antenne liégeoise de Ni putes ni Soumises.
"Très vite après s’être installée au Rwanda, où elle donne d’abord des cours de français et de philosophie au lycée français de Kigali, un projet de roman commence à la travailler."
La parution de cet ouvrage en 2012 a eu pour elle, une double conséquence. La première est que sa très mauvaise réception en Belgique a fait émerger autour d’elle une parole négationniste, qui s’est additionnée au mutisme immédiat de ses collègues parlementaires… Ce qui la décide à rentrer au Rwanda, l’année suivante, en 2013. Un million de tutsi pourchassés, violés, massacrés, en 100 jours, à partir du 7 avril 1994, à raison donc de 10 000 personnes tuées par jour, quasi exclusivement à l’arme blanche, ne peut souffrir aucun négationnisme. Les faits, les récits et les ossements sont là pour en désigner l’incontestable. Pourtant, nombre de génocidaires Hutus qui ont fui et vivent en Belgique surtout, en France et ailleurs, ne se privent pas. Ce qui est impossible au Rwanda. Le président Paul Kagame - qui était en 1994 à la tête de l’armée du FPR, qui a arrêté le génocide et mis fin à la guerre civile, a été réélu en 2017. Depuis 2000, la règlementation qu’il a imposée est très claire : il est interdit d’instrumentaliser une division ethnique. Les trois groupes sociaux que la colonisation belge avait transformé en groupes ethniques, les Hutu, les Tutsi et les Twa (par effet miroir sans doute de leur propre tripartisme wallon, flamand et belge…) n’apparaissent plus sur les papiers d’identités des Rwandais.
La deuxième conséquence pour Dominique, c’est que… l’écriture l’a piquée. Et que, très vite après s’être installée au Rwanda, où elle donne d’abord des cours de français et de philosophie au lycée français de Kigali, un projet de roman commence à la travailler. Si bien qu’en 2016, elle décide de donner des cours de français à des adultes, solution « précaire mais décente » comme elle dit, pour conserver du temps pour écrire.
Ainsi naît Lettres sur un retour au pays maternel. En lisant ce titre, on ne peut s’empêcher de penser au Cahier d’un retour au pays natal qu’a écrit Aimé Césaire en rentrant en Martinique, après ses études à la Sorbonne. Comment ne pas y voir, à défaut d’un clin d’œil, une filiation ? Il y écrit : "Partir... J'arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : j'ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies. Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : […] si je ne sais que parler, c'est pour vous que je parlerai. Et je lui dirais encore : Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir." Si Dominique me lit, je sais déjà ce qu’elle me dira : "Je n’écris pas pour les autres et surtout, je ne suis pas une survivante. J’étais en Belgique pendant le génocide".
"Son roman n’est ni un témoignage biographique ni une fiction littéraire sur le génocide."
C’est une fiction épistolaire où seules les lettres qu’Erika, la narratrice, écrit à sa sœur Lawurensyia, sont proposées. Erika, une jeune Tutsi Belgo-Rwandaise, rentrée au pays 20 ans après le génocide, a rencontré Vincent, un rescapé et un ancien guérillero tutsi du FPR. Elle raconte à sa sœur l’échec de cette histoire d’amour hantée par le passé, aux prises avec les questions insolubles de l’intime après un traumatisme si ultime, avec la confiance fondamentale brisée entre les êtres, surtout à l’intérieur du couple, quand l’autre peut devenir un danger potentiel… et devant faire face supplémentairement aux nœuds inimaginables du quotidien qui doit être partagé avec les assassins et les bourreaux hutu que sont leurs voisins, leurs enseignants, leurs chauffeurs de bus, leurs épiciers…
En toile de fond, et ceci aussi est spécifiquement inédit dans la littérature rwandaise, elle évoque, à travers le personnage de Vincent qui n’arrive pas à s’engager dans leur relation, l’état dans lequel se trouvent les hommes. Dans une société patriarcale où ils devaient protéger les leurs et notamment leurs femmes, leurs filles, leurs sœurs, ils les ont vues se faire torturées, violées, tuées sans rien pouvoir faire…
"Mais c’est sans doute parce que Dominique Celis n’est pas une survivante, qu’elle peut avoir cette approche-là de la douleur intime."
Mais c’est sans doute parce que Dominique Celis n’est pas une survivante, qu’elle peut avoir cette approche-là de la douleur intime, celle des cœurs irrémédiablement brisés qui doivent trouver seuls le chemin de la résilience. Avec Beata Umubyeyi Mairesse3, une écrivaine rwandaise désormais Bordelaise, qui vient de publier Après le progrès, son troisième livre aux éditions La Cheminante, elles en ont beaucoup parlé. Si Dominique écrit sur ce qu’est vivre au Rwanda aujourd’hui, Beata a écrit elle sur le temps du génocide et sur comment on fait après pour être "vivante-vivante" et non plus seulement une « sur-vivante », selon une autre formule d’Esther Mujawayo. Ce qu’elles écrivent a toutefois en commun d’explorer les creux et les vides laissés par le génocide, l’attente des âmes…
Le dernier soir avant de partir, Dominique m’a confié qu’elle doute de la possibilité de pouvoir publier ce texte au pays, parce que beaucoup aimeraient pouvoir dire ouvertement que les choix faits par le gouvernement de Kagame pour tenter de sortir de cette tragédie ne fonctionnent pas et elle craint que ce qu’elle écrit puisse leur servir... Mais existait-il une solution politique qui aurait pu "marcher" ? Après 25 ans, nous pourrions déjà nous, la France, puisque la Belgique l’a fait, déverrouiller toutes les archives et aller devant le peuple rwandais dire la vérité et demander pardon, même si les Tutsi, eux, ne l’attendent plus car rien n’effacera ça, jamais. Comme l’a dit l’écrivain sénégalais Boris Boubacar Diop, parlant de son roman Murambi, le livre des ossements4, "le génocide des Tutsi est désormais planté dans la conscience universelle". Alors en attendant que les âmes trouvent du repos, on aimerait penser comme Toni Morisson, qui préface ce roman, que "la seule certitude c’est qu’après un génocide, seule la littérature et l’art, peuvent redonner du sens".
(Photo : Centre international de poésie Marseille)