Gilles Abier mène son enquête à Saint-Symphorien
Début d’après-midi très ensoleillé au Chalet Mauriac. Le déjeuner partagé entre les résidents au Chalet se termine et chacun œuvre efficacement pour le rangement et le nettoyage de la table placée à l’ombre de l’immense conifère qui prodigue une ombre aussi généreuse que bienvenue. L’heure de se remettre au travail, de retrouver la solitude après ce moment de partage ; l’heure, pour Gilles Abier, écrivain, lauréat, du 2 juin au 5 juillet, de la résidence Polar accompagnée par ALCA, en partenariat avec la mairie de Saint-Symphorien et l'association Vers d'Autres Horizons, organisatrices du salon du Polar Du Sang sur la Page, de répondre à quelques-unes de mes questions…
Gilles Abier : Dans le cadre de La Fête au Chalet organisée en septembre 2018, j’ai participé à des lectures croisées avec l’un de mes complices de l’Atelier du trio, Thomas Scotto. Thomas était invité en tant qu’ancien résident et nous avions conçu ces lectures comme autant de débuts d’histoires proposées pour évoquer l’enfance et l’adolescence. C’étaient de très bons moments, très conviviaux. Thomas m’a parlé de sa résidence avec beaucoup d’enthousiasme, me donnant très envie de tenter l’aventure d’une résidence en solitaire d’autant que des échanges avec Nathalie Bernard, lauréate 2018 de la résidence polar, n’ont fait que confirmer ce désir. J’avais déjà une idée de polar à ce moment-là dans un coin de ma tête et ces deux retours d’expériences, ajoutés à l’impression saisissante que provoque inévitablement ce lieu incroyable m’ont incité à déposer ma candidature pour la session 2019.
Il s’agit là de ta première résidence ?
G.A. : En solitaire, oui. En réalité, l’Atelier au complet (Cathy Ytak, Thomas Scotto et moi) avait déjà participé à une résidence à Neuvic, en Dordogne. Mais nous étions tous les trois et les enjeux étaient très différents ! Nous intervenions dans le cadre d’un projet pédagogique au collège de Neuvic, soutenu par la BDP Dordogne, et nous n’avons guère connu d’instants de solitude pendant notre mois de résidence : nous étions davantage là pour amener les jeunes à l’écriture et à la lecture que pour écrire nous-mêmes finalement. Au Chalet, c’est donc une première pour moi : seul face à moi-même, coupé de mon quotidien, dans un lieu, un espace, qui n’est pas le lieu assez ritualisé où j’écris d’ordinaire.
Une expérience de délocalisation en somme ?
G.A. : Oui, tout à fait ! Et intéressante et constructive à plus d’un titre ! Autant certains auteurs que je connais peuvent travailler dans toutes les conditions et à peu près n’importe où, autant ça ne m’était quasiment jamais arrivé. J’écris dans mon atelier, à mon rythme ; je peux être à mon bureau pendant toute une matinée mais n’écrire en réalité qu’assez peu. Je ne suis pas de ceux qui s’astreignent à des heures de bureaux pour écrire à tout prix de 8 à 12 et de 14 à 18 : j’écris, je réfléchis, je fais quelque chose qui n’a rien à voir, j’y reviens… Ce qui ne m’empêche en rien d’être dans les temps quand il le faut (rires). Ici, j’ai découvert que je pouvais écrire très efficacement ailleurs que dans mon cadre familier, à un rythme soutenu, toute la journée, et que cette discipline, en tout cas sur ce temps de deux mois, m’était plutôt bénéfique.
"Et si j’avoue que cette solitude m’inquiétait quelque peu, le fait de la savoir toute provisoire la rend très appréciable au bout du compte !"
G.A. : La résidence commence par le salon Du Sang sur la page de Saint-Symphorien. Quelques jours d’intervention auprès du public de scolaires notamment. Et ensuite, la résidence d’écriture commence vraiment avec la découverte des lieux, de l’équipe du Chalet et des différents résidents pour les autres disciplines. Le Chalet est un lieu tout de même assez impressionnant ; il y a là une atmosphère saisissante et pas besoin d’être un grand mauriacien pour la ressentir. J’ai eu la chance de pouvoir travailler dans la bibliothèque et l’endroit est on ne peut plus propice à l’écriture et ce temps de face à face avec soi, avec ses idées, ses projets, ses envies et ses renoncements. Ces quatre semaines m’ont aussi permis d’expérimenter en toute sérénité de nouveaux outils de travail comme le logiciel Scrivener dont j’avais pas mal entendu parler mais que je n’avais jamais pris le temps d’essayer. Un outil qui permet d’organiser des documents, de modifier la structure du récit facilement en organisant ses chapitres différemment par exemple, et qui peut s’avérer être un outil précieux sur certains projets qui nécessitent beaucoup de recherches documentaires ou de prises de notes. Deux mois au Chalet, c’est une parenthèse enchantée, un moment que l’on sait assez long pour pouvoir espérer voir aboutir un projet, voire pour en mettre un de côté et privilégier une autre piste. C’est la possibilité d’avancer sereinement, dans un cadre extrêmement confortable, hors de toute contingence matérielle, de tester d’autres façons de travailler. Et si j’avoue que cette solitude m’inquiétait quelque peu, le fait de la savoir toute provisoire la rend très appréciable au bout du compte ! Et puis cette solitude est rompue par les échanges souvent très inspirants avec les autres résidents, en tout cas toujours intéressants car si nos moyens d’expression diffèrent, entre scénaristes, traducteurs, cinéastes ou bédéistes, nous nous retrouvons sur bien des points et nos questionnements sont pleins d’échos.
Sur quel projet as-tu démarré ta résidence ?
G.A. : Je suis parti d’un projet de polar sur lequel j’avais déjà travaillé avant même d’avoir l’idée de postuler à la résidence. En y travaillant, après avoir posé l’intrigue et les personnages, je m’étais rendu compte qu’une autre intrigue prenait le dessus et que l’évolution du roman faisait qu’il s’adressait à ce moment-là plutôt aux adultes. C’est en travaillant sur ce texte là que j’ai eu l’idée de postuler pour la résidence Polar, pour y reprendre ma première idée de roman pour ados. Mais les deux projets ont un lien puisque j’y utilise le même personnage d’enquêteur, un jeune gendarme de 21 ans.
"Je crois que ce n’est pas le sujet qui est déterminant mais plutôt le désir de s’adresser à un public donné."
G.A. : J’ai toujours griffonné des histoires et aimé en raconter. Cette première publication m’a entraîné sur le chemin de l’écriture après avoir fait beaucoup de théâtre. Et en littérature de jeunesse, c’est d’ailleurs par un texte de théâtre que j’ai commencé avec Le reflet de Sam. Je crois que ce n’est pas le sujet qui est déterminant mais plutôt le désir de s’adresser à un public donné. Avec ce projet de polar pour adultes, dans un premier temps, j’ai pensé que c’était la thématique trop sombre qui m’incitait à le penser pour des adultes mais il n’y a plus guère de tabous en littérature ado, le succès du roman de Jay Asher, autour du suicide et de la vengeance en est la preuve. J’ai réalisé que c’était à eux que j’avais envie de m’adresser, à ce public-là expressément que j’avais envie ou besoin d’envoyer un « message », en étant libre de ne rien m’interdire. C’est plutôt cette intention qui me détermine dans mon choix d’écriture et, oui, ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps.
Tes romans pour ados sont souvent assez durs. Quelles sont tes inspirations ?
G.A. : Comme pour ce polar pour adultes, ce sont souvent des faits divers qui me révoltent, m’indignent ou me bouleversent qui sont les points de départ de mes textes pour ados. Je pars d’interrogations très réelles, très en phase avec la société et les rapports qui se dessinent autour des questions de violences, autour de la différence, de la difficulté à accepter l’autre dans sa singularité. Il y a sûrement beaucoup de colère qui s’exprime là et la souffrance, sous des formes diverses, est souvent présente. J’aspire à écrire un jour une grande épopée, de la SF aussi, un roman qui serait plus tourné vers l’imaginaire mais ce pourrait être aussi l’expression de mes inquiétudes vis-à-vis de notre futur, de cette flambée de l’extrême-droite terrifiante. Pour les moins de 12 ans, c’est l’imaginaire qui s’emballe et qui prime et la fantaisie est plus présente, la douceur aussi. Et la série d’albums pour les 3-6 ans que l’on m’a proposée m’amuse énormément tout en me contraignant à un cahier des charges très différent en raison de la tranche d’âge. C’est un vrai défi !
Sous le grand conifère qui ne nous protège plus des ardeurs de l’été depuis longtemps, signe que le temps a passé sans que l’on s’en aperçoive, on parle suricates et girafons en riant des scènes que Gilles s’est amusé à inventer et si sa résidence touche à sa fin, on sait déjà qu’elle aura porté de très beaux fruits, à lire dans quelques mois, mûris dans la fraîcheur d’une belle bibliothèque des Landes girondines.