Traduire ou "refaire de la littérature"
Laurențiu Malomfălean est essayiste, poète et traducteur roumain. Lauréat de la résidence de traduction ALCA, il a travaillé en cette fin d'année à la Prévôté, à Bordeaux, à la traduction du roman de Maylis de Kerangal, Un Monde à portée de main, paru aux éditions Verticales en 2018.
Laurențiu Malomfălean a commencé la traduction un peu par chance, à Cluj, la ville où il réside, alors qu’il travaillait pour un éditeur. Celui-ci cherchait un traducteur pour un récit de voyage sur la Transylvanie et Laurențiu a saisi cette opportunité. Il y a pris goût, et très vite, il s’est orienté vers la traduction littéraire, pour son propre compte désormais, mais toujours en réponse à des commandes. Car l’édition roumaine est friande de littérature française. Les grandes maisons d’édition du pays, comme Polirom, Humanitas, ou Litera, l’éditeur pour lequel Laurențiu Malomfălean travaille actuellement, développent de plus en plus de collections de littératures étrangères, parmi lesquelles figurent, au premier plan, les littératures anglophones et francophones.
Laurențiu Malomfălean ne choisit donc pas encore les écrivains qu’il traduit, il a cependant ses préférences, des auteurs dont il aimerait traduire l’œuvre entière : "J’ai commencé la traduction littéraire avec celle d’un livre de Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance. Mon rêve serait de parvenir à traduire un jour La Vie, mode d’emploi, avec toutes les contraintes et les grands défis de l’écriture de Perec." Laurențiu Malomfălean considère qu’un auteur doit être traduit intégralement par un seul traducteur. C’est un peu le défi qu’il s’est lancé avec Maylis de Kerangal. Après Réparer les vivants dont il termine juste la traduction et qui vient de paraître en Roumanie (première opportunité, pour les lecteurs roumains, de découvrir cette auteure), Laurențiu travaille désormais sur Un Monde à portée de main, roman dans lequel Maylis de Kerangal s’intéresse au monde des peintres copistes, à l’art des décors en trompe l’œil et du fac-similé.
"Maylis dit qu’elle devient étrangère dans sa propre langue. Et moi, je n’ai jamais été aussi étranger dans ma propre langue qu’en traduisant les livres de cette auteure !"
Une certaine intimité s’est ainsi installée, que le traducteur souhaiterait prolonger en travaillant ensuite sur un autre roman de la même auteure, Naissance d’un pont. "Cela devient très familier, pour moi, de traduire Maylis, très personnel, intime. Je traduis presque comme s’il s’agissait de mon propre texte. Je fais, non pas une traduction mais une reproduction textuelle, je recrée le texte. J’aime, à ce sujet, utiliser une métaphore : je dis que je rêve le texte dans ma propre langue. Pour moi, le travail de traduction est en quelque sorte similaire au travail du rêve." Car, comme dans le rêve, il y a ce sentiment d’étrangeté et cette capacité d’imagination, d’invention que requiert la traduction du roman de Maylis de Kerangal. "Dans le cas particulier de la traduction de Maylis de Kerangal, je dois même inventer des mots dans ma propre langue – elle le fait parfois aussi, en français – pour les noms de couleurs, par exemple, qui n’existent pas en roumain. Il y a en fait trois possibilités : la première, le mot n’existe plus aujourd’hui, il s’agit d’un terme ancien ; la seconde, le mot existe en français mais pas en roumain ; et la troisième possibilité, Maylis de Kerangal a inventé le mot. Cela ajoute des difficultés dans ma propre langue, car à chaque fois, je dois imaginer, créer. Maylis dit qu’elle devient étrangère dans sa propre langue. Et moi, je n’ai jamais été aussi étranger dans ma propre langue qu’en traduisant les livres de cette auteure ! Particulièrement pour celui-ci, Un Monde à portée de main, car l’univers de la peinture est assez éloigné de moi. Maintenant, je découvre ce monde, j’aime ce monde, et j’aime la façon dont Maylis aime ce monde."
Pour autant, Laurențiu Malomfălean s’interroge sur la manière dont les lecteurs roumains vont recevoir ce texte : "Je suis très curieux, j’attends les premières réactions du public après la sortie de Réparer les vivants en Roumanie. Il y a eu la semaine dernière la grande foire du livre Gaudeamus à Bucarest [du 20 au 24 novembre 2019, ndlr] où le roman a dû bien se vendre, du moins je l’espère, et j’ai hâte de voir ce que les lecteurs vont penser de ce texte. Sur un plan syntaxique, il n’y a pas vraiment d’équivalence dans la littérature roumaine. Parfois, les écrivains roumains imbriquent les dialogues dans la matière du texte, mais Maylis dépasse cela car elle insère aussi les pensées des personnages, elle mêle toutes les voix."
À l’image de la couverture de Un Monde à portée de main, l’écriture de Maylis de Kerangal évoque la stratification. Lorsqu’elle en parle, elle dit avoir le sentiment d’aller jusqu’aux dernières couches du langage, tout au fond. C’est là une autre des difficultés auxquelles se confronte le traducteur : "Voilà un très grand défi, de transposer cette stratification en langue roumaine. C’est pour cela que je fais une première traduction, que j’appelle le premier jet, puis je dois y revenir une fois, ou deux même, pour arriver à transposer chaque niveau de texte. Car il y a l’aspect lexical, stylistique, la syntaxe, la morphologie, le rythme du texte, son souffle, les phrases qui sont interminables… J’attends toujours le point ! Il arrive qu’en la traduisant, je doive changer l’ordre de la phrase, parce qu’en roumain, parfois, la phrase commence par la fin. Donc s’il s’agit d’une phrase de trois pages, par exemple – et il y en a ! – je commence la traduction et lorsque j’arrive au bout, je me rends compte que je dois changer l’ordre des mots pour respecter la syntaxe de ma langue… Parfois, c’est très difficile."
Et ce n’est qu’un exemple des "défis" que Laurențiu Malomfălean doit relever pour parvenir à une traduction à la fois fidèle et créative. Car pour lui, son métier est aussi acte d’écriture, il s’agit de "refaire de la littérature". On rejoint peut-être là l’une des grandes idées sous-jacentes du livre : "Je pense qu’Un monde à portée de main est aussi une écriture de soi. Maylis parle d’elle-même à travers le parcours de Paula Karst, de son lien à la fiction, avec cette dimension de mimesis qui existe dans toute forme d’art. L’art comme imitation. Tous les artistes sont des imitateurs, ils imitent la nature, le monde du jour et celui de la nuit. On fait passer le miroir devant la rue. L’art du roman, c’est l’art d’une imitation. Pourtant Maylis a cette façon très particulière de parler de mondes étrangers en restant toujours fidèle à elle-même. Et je pense que ses livres sont tout à fait appropriés pour la traduction, ils demandent d’être traduits. Elle parle d’autres univers, d’elle-même, et elle arrive à parler aussi de la traduction, de façon métaphorique, bien sûr. Je vois très bien cela dans le texte et cela m’aide en tant que traducteur. Comme auteur, aussi, car lorsque je traduis, j’ai accès au mécanisme du texte et cela peut être vraiment utile pour ma propre écriture. Ce travail est très productif, pour moi."
Il l’est d’autant plus que Laurențiu Malomfălean a bénéficié des conditions optimales, selon lui, pour mener à bien cette traduction dans le cadre de cette résidence à Bordeaux. Travail solitaire et immersion dans une ville qu’il apprécie beaucoup et qu’il parcourt un peu, chaque jour, avec son appareil photo. Il en a aussi profité pour se rendre à Montignac, en Dordogne, visiter Lascaux IV, sur les pas de Paula Karst.