La série noire voit "La Vie en rose" !
La série noire de la maison Gallimard voit la vie en rose et en voit même de toutes les couleurs en publiant La Vie en rose de Marin Ledun, en lice pour la dixième édition de La Voix des lecteurs.
Si la dénomination reste bien noire, la collection adopte, pour la maquette et le contenu, les nouvelles colorations du genre apparues en ce début du XXIe siècle. D'abord, entre les romans policiers sans policiers, le roman noir qui se met au vert, le thriller mâtiné de fantastique ou de science-fiction, le néo-polar et la comédie policière, ne cherchons pas à mettre de l'ordre dans l'extraordinaire diversité de la production. À chacun d'y trouver son compte en essayant de séparer le bon grain de l'ivraie.
L'évolution de la maquette est frappante. Si les couleurs classiques, noir, jaune et blanc, dominent toujours : le nom de l'auteur en jaune, le titre en blanc sur fond noir pour la tranche et la quatrième de couv, elles s'accompagnent, sur la couverture, de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, dont le rose, ici, interpelle le lecteur. Il y retrouve les caractéristiques du genre : la violence du geste et les ciseaux qui n'ont rien de ceux d'un coiffeur.
L'arme du crime ?
Dès les premières pages, l'amateur de polar constate la nouvelle coloration du contenu : Rose – bien sûr ! – déjà connue des lecteurs de Salut à toi ô mon frère, cette fois devenue l'héroïne,
[...] c'est moi, Rose Mabille, vingt-deux ans, une licence de lettres classiques et en congé sabbatique jusqu'à nouvel ordre. Je suis la numéro trois d'une famille de six enfants dont les trois derniers, Antoine, Camille et Gus, d'origine colombienne, ont été adoptés. Plus le chien et les chats.
et aussi cette nouvelle tonalité, cette explosion des catégories traditionnelles : lieux, ambiance, rythme, digressions, qui caractérisent le polar français ancré dans notre époque.
À Tournon-sur-Rhône, 10 000 habitants, nous sommes bien loin des bas-fonds des grandes cités, des manoirs, des campagnes reculées et désertées, des gangsters, des bourgeois et des taiseux.
Rond-point de l'Octroi, entrée nord de Tournon, les premiers embouteillages se forment à l'approche du collège Saint-Julien où je viens de déposer Gus. [...] je traverse le quai Faconnet, passe sous le château de Tournon pour finir par me garer en double file devant Popul'Hair[...], le salon de coiffure où j'officie en tant qu'attachée culturelle - Culture & Coiffure, un concept novateur.... Je m'engouffre dans la boutique et m'immobilise, médusée. Le spectacle est à couper le souffle.
Le lieu du crime ?
L'ambiance est très jeune, celle d'une grande famille branchée, qui vit sur un rythme effréné. Les parents étant partis à l'autre bout du monde, Rose s'occupe de tout, circule beaucoup en voiture, musique à fond, du métal surtout. Une fois au volant de la Saxo, je me remets un coup de "Sabotage". Ça sera le tube de la journée. Autant débuter par les Beastie Boys...
Difficile de s'ennuyer ! Mais où donc est l'intrigue ?
Que les amateurs de polars, du Whodunit (qui l'a fait), se rassurent, tous les ingrédients du genre sont réunis. Un crime, puis deux, puis une troisième tentative et la sœur de Rose qui disparait, voilà de quoi distiller un malaise certain. L'enquête va démarrer ou plutôt les enquêtes : celle des forces de l'ordre - avec quel flic ! - et celle, parallèle, de Rose, bien singulière ! Et du suspense bien sûr avant la résolution finale, atypique. Ce qui ne suffit évidemment pas, pour retenir le lecteur.
Il y faut une patte et celle de Marin Ledun est talentueuse. Il joue avec humour des ressorts du genre, juxtapose à l'enquête policière une enquête littéraire menée tambour battant par Rose dans le milieu des fans compulsifs de romans noirs - La plupart des romans de Crews ont disparu - et toujours en musique !
Marin Ledun est passé maître dans l'art de la digression, rebondissant sur la nature des personnages pour pimenter l'intrigue de péripéties réjouissantes et jubilatoires.
Comment fait-il pour se transformer avec tant de justesse en une jeune femme au caractère trempé, chargée de famille, "officiant" dans un salon de coiffure et de surcroît tout juste enceinte ? - Je réalise que trash metal et maternité sont peut-être antinomiques. J'imagine soudain un avenir post-apocalyptique où je n'écouterais que du Céline Dion, des albums d'Henri Dès ou une compilation des enfoirés - et pour décrire, avec la même justesse, les rencontres parent-élève/professeur dans un collège ? - Des binômes de partout. Deux générations rassemblées pour quelques heures dans un même temple. Retour vers le futur pour les parents, bonjour l'angoisse pour les adolescents.
Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi il déclare "avoir envie de s'amuser tout en travaillant sérieusement". Car Marin Ledun a connu la souffrance au travail lorsqu'il était ingénieur-chercheur à France Télécom en région Rhône-Alpes. Après sa démission et un premier ouvrage publié, il s'installe dans les Landes et se consacre à l'écriture, d'abord en revenant sur sa terrible expérience remarquablement dépeinte dans Les Visages écrasés adapté à l'écran avec Isabelle Adjani.
Il entre maintenant dans un autre monde en créant la famille Mabille, pour son plaisir et celui de ses lecteurs qui en redemandent ! Alors, en ces temps sans grandes occasions de rire, souhaitons longue vie à Rose Mabille et sa famille !