Un décousu cousu main
Aurélia Coulaty, écrivaine, et Sophie oZ, chanteuse, lauréates de la résidence 2020 d’aide à la création périlittéraire pour leur projet Les Racines des roses, étaient au Chalet Mauriac l'été dernier. Vivacité et couleur d’un côté, retenue et clair-obscur de l’autre : deux tempéraments dans le travail de tresser leurs savoir-faire, leurs références et leur langue. "Ça sera décousu" avait pronostiqué Aurélia au début de l’entretien. Vraiment ?
Le temps est pluvieux et le Chalet Mauriac encastré dans un exosquelette de tubes et de tôles. Schuiten et K Dick ne sont pas loin. Mais ce n’est ni d’Urbicande ni de moutons électriques que vont me parler Aurélia Coulaty et Sophie oZ, duo qui m’accueille devant l’étrange échafaudage. Je les suis jusqu’au studio installé quatre jours plutôt, en arrivant, dans le salon du rez-de-chaussée, et qu’elles démonteront après l’entretien. Une résidence très courte donc dont l’organisation a été compliquée par les travaux et la pandémie. Sophie oZ : "Nous devions venir pour quinze jours, puis ce créneau s’est libéré." Aurélia Coulaty : "La semaine nous arrangeait et nous avons proposé de changer, de fragmenter notre résidence".
Que sont les racines des roses1
Dans la pièce, une table de travail, deux ordinateurs portables, des livres – où Lady Macbeth côtoie Beatrice, Pénélope et un Guide des graminées – le synthétiseur et le micro de Sophie oZ avec, bien en face, le boucleur et le micro d’Aurélia Coulaty. Face à face ? A.C. : "Normalement, nous nous plaçons côte à côte." S.o. : "Un peu en arc de cercle, tournées vers le public." A.C. : "Là, nous nous regardons beaucoup, je lui demande des yeux les accords qui vont déclencher mes lectures." S.o. : "Nous cherchons une harmonie, une osmose, nous nous adaptons l’une à l’autre. Le piano lance des rythmes des nappes." A.C. : "Le texte se déplace, se réécrit." S.o. : "C’est un dialogue en fait. Nous avons mesuré ici combien il était important d’être ensemble." A.C. : "Nous commençons à parler un langage commun. Ce n’est pas dans celui de la musique mais il permet d’exprimer des envies, de se guider mutuellement. Sophie peut définir un mot ou le positionnement d’un passage sur un temps." S.o. : "Aurélia peut me proposer une mélodie, me suggérer une atmosphère. Un peu comme quand je travaille sur une musique de film." Le contenu guide la composition, la musique aide le découpage, le montage.
Eprouvée lors de leur première collaboration, un an plus tôt, la méthode de travail est bien en place. A.C. : "J’avais une commande pour une lecture au Rocher de Palmer, à Cenon, lors du Printemps des Poètes et j’ai proposé à Sophie de m’accompagner." S.o. : "Nous nous étions rencontrées un peu avant, tu avais vu mon clip, je crois." A.C. : "Other, avec son univers un peu fantasmagorique, cette jeune fille poursuivie qui chevauche dans une nature sauvage. Ça m’a parlé, comme tes chansons2." Un enchantement réciproque. S.o. : "Il y a ton écriture mais aussi ta voix, une voix magnifique, qui envoûte." Pour ce coup d’essai aucun texte n’est écrit. S.o. : "Nous avions peu de temps." A.C. : "En poésie, je n’avais alors publié que deux recueils pour la jeunesse3 et je ne voyais pas du tout comment les adapter." S.o. : "Nous aurions pu." A.C. : "Peut-être… J’ai préféré faire une proposition autour d’auteurs que j’aime beaucoup, Whitman, Bouvier, Rimbaud, Éluard… mais aussi de chanteuses comme Sophie ou la Galloise Brenda Wootton. Tout ça avait une couleur très nostalgique." S.o. : "Nous avons vite pu vérifier des points essentiels : nous avions une sensibilité commune ; nous pouvions mêler mes chansons en anglais et du texte parlé en français, travailler des chœurs ensemble, des mélodies."
Car c’est au fond quoi que l’on fasse
Après la représentation, l’envie de rejouer le set se double de celle d’aller plus loin : d’impliquer l’écriture d’Aurélia, de mixer davantage les références et les voix. A.C. : "C’est le projet que nous avons proposé de travailler ici au Chalet Mauriac, à partir d’une inspiration préraphaélite, une peinture que j’ai étudiée il y a longtemps et qui nous permet d’articuler deux thèmes qui nous relient fortement : la femme amoureuse et le paysage." S.o. : "Les mythes, la nature, les créatures, le fantastique, les muses des peintres, les contes…" A.C. : "Les racines des roses, le titre que nous avons donné à ce nouveau projet est tiré d’un court de poème écrit par l’arrière-grand-père d’un ami" S.o. : "Nous l’avons associé à une de mes chansons, Flowers, qui décrit des fleurs que je sens pousser dans mon ventre, quelque chose de lumineux." A.C. : "Nous avons fait le lien avec The Rose, un tableau de John William Waterhouse."
Avant de se rejoindre à Saint-Symphorien, les deux femmes ont échangé des enregistrements, préparé leurs matériaux, regardé des reproductions de tableaux. S.o. : "Quand nous sommes arrivées, nous avons tout de suite branché les instruments et lancé une première lecture, un poème d’Éluard repris du précédent spectacle." A.C. : "Nous avons continué avec Champ bleu, l’un des deux longs textes qui vont structurer notre proposition." S.o. : "Le second s’appelle La Terre était trop vaste" A.C. : "Il est extrait d’un roman que j’écris depuis vingt ans, le portrait d’une femme qui marche seule à travers l’Europe et qui petit à petit devient sauvage." S.o. : "Tu veux l’entendre ?" Piano aérien, Satie n’est pas loin, soutien pour la voix qui marche, glisse, suit les reliefs, traverse les climats. Un coup d’œil, la main gauche introduit un rythme, Sophie chante : "There is a light into the wild", rejointe par Aurélia dans le chœur. Jusqu’au silence.
N’en jamais voir que la surface
Un silence qui s’est quelquefois fait désirer au cours de cette résidence de poche. S.o. : "On a dû faire avec le son des ouvriers, la scie circulaire, les marteaux" A.C. : "Ils nous ont donné le… ré." Malgré les travaux, quelque chose de fantomatique semble s’être emparé de la grande maison de Saint-Symphorien. Le petit nombre de résidents ? A.C. : "Deux autres personnes, deux traducteurs étaient avec nous. Ils travaillaient très discrètement, chacun dans une chambre. Ça n’a pas empêché d’avoir quelques très bons échanges avec eux. Lors des repas. On a même fait un mini concert pour Carlos" S.o. : "La résidence a vraiment passé très vite ; trop vite pour que nous puissions prendre des habitudes. Nous nous sommes quand même un peu promenées dans la forêt, nous avons mis les pieds dans le ruisseau. Des échappées très inspirantes." A.C. : "J’ai un peu lu dehors mais la plupart du temps nous étions ici, dans cette pièce, à travailler, appréciant de ne pas avoir à démonter le studio le soir comme c’est le cas lorsque nous nous voyons chez moi à Bordeaux ou chez Sophie à Paris."
Et comme ce le sera également quand la fin de la résidence aura sonné. Nous n’y sommes pas. Il reste encore quelques minutes. S.o. : "Nous pourrions peut-être te jouer…" A.C. : "Champ bleu ?". Derniers instants de complicité, manifestement savourés. Teintés de mélancolie ? A.C. :"Oui, c’est vrai, nous sommes sans doute un peu romantiques mais nous voudrions maintenant apporter d’autre nuances, introduire des éléments plus contrastés." S.o. : "Plus rugueux". A.C. : "Faire intervenir des femmes méchantes, vengeresses. Lilith, par exemple." S.o. : "Utiliser aussi certaines possibilités du synthétiseur pour aller vers l’étrange, l’animal, la métamorphose."
Il faut aller au fond des choses
Si tout va bien, si la crise sanitaire le permet, elles reviendront dans quelques mois pour continuer leur face-à-face et, bientôt, le tourner vers le public. S.o. : "Nous visons un set de quarante-cinq minutes, nous en avons déjà vingt-cinq." A.C. "Idéalement, il faudrait que nous soyons prêtes pour le prochain Printemps des poètes". En attendant, l’univers commun continuera de se broder, morceau par morceau, phrase après phrase.
1Les intertitres sont les vers (dans un ordre inversé) du quatrain de Maurice Haran qui a donné son titre au projet d’Aurélia Coulaty et Sophie oZ
2À retrouver sur : https://www.sophieoz.com/
3Grand-Ma et le Pommier (Taraxacum) ; Petites choses (Taraxacum)
(Photo : Hélène David)