Nirina Ralantoaritsimba : "Le sang a dû sécher sous les habits"
Lauréate de la résidence croisée Nouvelle-Aquitaine/Land Hesse dans le cadre de la coopération entre ALCA et le Hessischer LiteraturRat, l’auteure bordelaise Nirina Ralantoaritsimba a passé deux mois à Francfort cet automne pour travailler sur son roman Fille de colonisés.
Vendredi 4 décembre 2020. Confinement numéro 2. Sur cette période bousculée par les contraintes sanitaires, c’est seulement avec l’appui des outils numériques que nous pouvons échanger avec Nirina. Notre rencontre, quoique virtuelle, nous amène loin dans l’exploration de ce qui fait la matière de son écriture.
Multidimensionnelle. C’est le terme qu’utilise Nirina pour décrire sa pratique. Romancière, scénariste pour le cinéma, comédienne, docteure en littérature… Elle entremêle l’écriture à la sonothérapie, et fait flirter la calligraphie avec le Reiki. Quand on l’interroge sur la grande diversité des outils qu’elle manie, ça lui semble être une évidence : "C’est comme utiliser plusieurs alphabets, plusieurs langues, pour tenter de saisir l’épaisseur du réel, et développer ce relief en plusieurs arts. Pour moi, ce n’est pas du tout naturel de ne faire qu’une seule chose. […] Dans l’écriture, il y a cet accès très particulier que ça donne à l’intériorité ; ce sous-sens du monde, ce qu’elle dit, ce qu’elle ne dit pas. Et il y a ce côté très matériel de la lettre, et du mot. Moi qui suis linguiste de formation, j’adore la grammaire, j’adore la syntaxe, j’aime ce flux-là. Mais parfois, le mot peut faire peur : par tout ce qu’il a de puissance, et ce qu’il peut créer de destruction. Ça me fait donc du bien à certains moments de sortir des mots, d’aller au-delà, et travailler dans l’invisible à partir d’autres outils. Ça me permet d’équilibrer". Cette multiplicité, elle la positionne aussi comme une forme de résistance aux limitations de soi vers lesquelles sa biographie familiale aurait pu la porter.
Nirina est Franco-Malgache : fille d’une mère française née en Bourgogne, et d’un père malgache arrivé en France à 14 ans. L’auteure évoque le désir de ce père : que ses enfants métis se sentent "parfaitement français". "Les origines malgaches ont été peu mises en valeur". Les liens coupés avec ce qu’elle appelle "[sa] partie Malgache", la langue paternelle qui n’a pu être transmise, l’île qu’elle ne visite pour la première fois qu’à 25 ans : pour elle, c’est tout un pan d’elle-même resté endormi, un potentiel qu’elle n’a pas pu développer pendant longtemps, et qu’elle essaie de rattraper aujourd’hui. "J’ouvre un coffre-fort resté fermé très longtemps. J’ai le sentiment qu’on m’a empêchée. Comme si on m’avait obligée à choisir un camp."
La cellule familiale, "vraiment unie à l’intérieur", précise-t-elle, était par ailleurs très confrontée au racisme du côté de la famille élargie. Une partie de famille exclue par l’autre : en l’écoutant, j’entends les mots de Magyd Cherfi, sur son enfance enserrée par le passé colonial de la France avec l’Algérie : "Je me suis cru tiraillé, schizophrène et bancal. Je ne l'étais pas plus que d'autres, sauf qu'habité par deux histoires qui se faisaient la guerre, deux familles hostiles"1 . Compliqué quand la grande histoire vient percuter la vie familiale.
Nirina aborde les choses de plain-pied : "Il faut que j’accepte de passer par cette colère, pour trouver de l’apaisement. […] Mon histoire familiale est complètement mimétique : le Malgache silencieux qui se voit raconté par la France. […] C’est tout le tabou de cette histoire coloniale. Elle est un non-événement pour la France qui n’en dit rien, alors que plus de 90.000 personnes y ont péri, qu’un peuple y a été décimé. Elle est une blessure pour le Malgache, même s’il fait souvent comme s’il n’était pas blessé : il se présente bien habillé - le sang a dû sécher -, pour ne pas dire qu’il a mal de cette blessure-là".
"Cette écriture était vraiment douloureuse : affronter le tabou, le mettre en mots… Je suis passée par tous les états."
Le premier roman de l’auteure, Nous sommes les ancêtres de ceux qui ne sont pas encore nés, l’amenait déjà à développer le thème du lien aux ascendants. Elle poursuit dessus avec le projet sur lequel elle a travaillé en résidence : Fille de colonisés. Au titre initial, elle a rajouté un "s" à la fin, pour en souligner le pluriel : "Parce qu’il y a plusieurs colonisés en moi". Dans ce texte, elle échange avec le grand-père malgache décédé. Elle aborde avec lui le racisme qu’il a entretenu envers la famille. Et il lui répond.
Pour l’écrire, Nirina a réalisé de nombreuses lectures sur cette histoire entre la France et Madagascar. Sa résidence à Francfort a été pour elle l’occasion d’une plongée à plein temps dans ce récit. "A certains moments, j’ai eu peur de là où j’allais. Ça m’a amenée vers des situations et émotions très noires. Cette écriture était vraiment douloureuse : affronter le tabou, le mettre en mots… Je suis passée par tous les états. Quand je suis rentrée chez moi après ces deux mois, j’avais besoin de ne plus écrire pendant un moment. C’était lourd, mais c’était aussi important de pouvoir accoucher de ça."
Bintou Dembélé, chorégraphe du ballet Les Indes galantes joué à l'Opéra de Paris par des danseurs de Krump2, était invitée à la radio cette année, peu de temps après le meurtre de Georges Floyd. À partir de la pleine reconnaissance des violences raciales qui traversent l’histoire collective, elle invitait à habiter sa colère, sortir du silence, s'autoriser à se raconter, et s'apaiser de ça. Se réinventer enfin. Pouvoir transformer ces histoires, en faire des cultures de résistance, et de résilience.
Pour Nirina, partir écrire en Allemagne a été cette occasion de "sortir des deux camps" et avancer sur cette mémoire depuis un territoire autre, et une langue autre – langue qu’elle pratique et affectionne par ailleurs depuis l’adolescence. Du fait des contraintes sanitaires, sa résidence a dû changer de géographie, et se dérouler dans un coliving à Francfort, au lieu du séjour initialement prévu à la Villa Clémentine de Wiesbaden, 40 kilomètres plus loin. "Je vivais près de la Banque centrale européenne, construite sur une halle de marché où ont été parqués des milliers de Juifs [entre 1941 et 1945], avant d’être déportés vers les camps de concentration. Leurs noms sont inscrits dans la ville. La mémoire y est très présente. J’ai pu confronter là-bas les histoires, voir comment la France et l’Allemagne se positionnent par rapport à leur passé."
"Fille de Colonisés, qu’elle terminera d’écrire durant les prochains mois, prendra une forme singulière, entremêlant récit autobiographique et fiction, dialogues et apports historiques."
Elle a beaucoup arpenté les rues de la ville, à pied et à vélo, "pour reprendre du souffle, et pouvoir à nouveau reparler aux morts la nuit". Le temps d’écriture arrivait en effet tard dans la nuit – souvent entre minuit et 5 heures du matin : "Comme dans un tunnel". Les rencontres n’ont pas manqué durant ces deux mois. L’appartement où elle vivait contenait une grande salle à manger et une cuisine partagée avec les autres habitants du coliving. Un journal de résidence, publié sur son blog, lui a aussi donné aussi des moments d’écriture plus légers.
Plusieurs temps de rencontres publiques lui ont été proposés durant la résidence, notamment avec deux classes de lycéens avec qui elle a pu parler de son travail. "Parler du texte avec eux me permettait d’écrire ces choses encore autrement après. Ça m’ouvrait des pans de réflexion supplémentaires". Fille de Colonisés, qu’elle terminera d’écrire durant les prochains mois, prendra une forme singulière, entremêlant récit autobiographique et fiction, dialogues et apports historiques. Nirina souhaite y faire entendre ces voix malgaches trop longtemps étouffées, éclairer les lignes du temps oublié, et aider à réparer certaines blessures de l'histoire.
À la fin de notre entretien, plusieurs questions restent vivaces pour moi. Comment faire avec ces cicatrices collectives qui ressemblent encore bien trop à des plaies béantes cachées sous d’amples tissus ? Y a-t-il une voie de guérison possible lorsque les atteintes subies peinent encore largement à être pleinement reconnues ? Et quelle juste place pour la parole littéraire dans tout ça ?
Je reste marquée par l’image de "sang séché" évoquée par Nirina au milieu de l’entretien. Après notre échange, mécaniquement, je tape le mot Cicatrice sur mon navigateur. Tentative un peu absurde de recours au corps : peut-être pourrais-je au moins y trouver les opérations par lesquelles procèdent nos cellules pour cautériser les plaies et parvenir à se réparer. Les pages qui défilent sur mon écran décrivent un processus de cicatrisation en plusieurs étapes. La première, l’inflammation, est marquée par la rougeur, le gonflement, la douleur. Le sang va y coaguler, puis former une croûte. Suit ensuite une phase de prolifération, où de nouveaux vaisseaux sanguins vont se former. C’est seulement après ces étapes préliminaires que le processus de reconstruction peut réellement commencer, lui-même scindé en plusieurs sous-étapes. Sur une des pages, quelqu’un a notamment pensé à préciser qu’il est normal que la plaie en voie de guérison saigne un peu.
Je ne suis pas bien sûre de tout comprendre à cette masse d’informations techniques, mais je suspends mon exploration, rassurée par l’idée que dans tout ce flot, quelque part, il doit probablement y avoir des éléments de réponse. Si ce n’est une réponse infaillible et assurée, au moins quelques rameaux auxquels s’accrocher parmi ces embranchements multiples.
(Photo : Quitterie de Fommervault)