Angoulême, son festival et ses talents
Alors que le Festival international de la bande dessinée d'Angoulême se voit réorganisé en diptyque, dont la première partie a lieu en cette fin de mois de janvier quelque peu morose, le palmarès des sélections n'en est pas moins attendu. Rencontre avec les deux Angoumoisins en sélection : Julie Staebler des éditions Biscoto, deux fois nommées en jeunesse, et Benoît Preteseille, auteur des Poupées sanglantes.
L'histoire du Festival international de la bande dessinée d'Angoulême n'a jamais été un long fleuve tranquille, mais la situation de 2021 est parfaitement inédite. Crise sanitaire oblige, le programme du festival, fin janvier, s'est vu vidé de son contenu, limité à l'annonce du palmarès des Fauves et à une exposition consacrée au travail d'Emmanuel Guibert. Ce presque non-événement devra être compensé par une édition en présentiel, fin juin 2021, lui-même déjà secoué par une déclaration officielle de boycott de la part de plusieurs centaines d'auteurs, à la suite de leurs revendications lors de l'édition passée.
Ce contexte exceptionnel – rappelons que les livres ont un temps été considérés comme "non-essentiels" – n'a toutefois pas perturbé le calendrier de la sélection officielle du FIBD, annoncée en novembre dernier, dans laquelle les créateurs de Nouvelle-Aquitaine sont largement représentés, avec trois auteurs et huit éditeurs de la région. Parmi eux, deux Angoumoisins s'illustrent dans le palmarès.
Julie Staebler a fondé avec sa sœur Catherine les éditions Biscoto, dont deux publications apparaissent dans la sélection jeunesse 8-12 ans1.
La maison Biscoto, c'est avant tout un journal pour enfants2. Était-ce un pari, ce choix d'aller du côté de la presse papier ?
Julie Staebler : Un vrai pari, oui ! Ce que j'aime dans la presse papier, c'est le rendez-vous, la périodicité, la grande modularité et la diversité des contenus possible : des choses très différentes peuvent se côtoyer au sein d'une même page. Un journal, ce sont des points de vue qui cohabitent.
La presse jeunesse est dominée par deux ou trois grands groupes de presse et ça nous semblait essentiel, à notre échelle, d'apporter de la diversité. En 2012, à ma connaissance, il n'y avait pas de revue jeunesse qui se réclamait ouvertement féministe et antiraciste, par exemple…
Les illustrations proposées dans Biscoto sortent souvent des canons ordinaires de la littérature jeunesse. L'image est-elle au cœur du projet Biscoto ?
J.S. : L'image occupe une place centrale, mais sans jamais délaisser le fond. Ça tient sans doute à nos parcours, à Catherine et moi : nous sommes passées par des écoles d'art, et ça laisse des traces ! J'ai créé Biscoto durant ma dernière année d'étude en illustration aux Arts déco de Strasbourg, avec l'envie de montrer les histoires et les images de jeunes auteurs et autrices pas forcément habitué(e)s à s'adresser à un lectorat jeunesse. Cela fait vraiment partie de l'identité de Biscoto, ça donne un ton un peu piquant, mordant, qu'on cultive !
Comment choisissez-vous les auteurs avec qui travailler ?
J.S. : J'aime parcourir le Spin-off3 et les festivals de BD indépendante, mais aussi les réseaux sociaux, pour découvrir le travail de jeunes artistes, de nouvelles manières de raconter et représenter le monde… C'est essentiel de travailler avec de jeunes auteurs et autrices, et de soutenir l'avant-garde. Biscoto est un laboratoire, la périodicité permet de tester plein de choses, le grand format aussi !
Cette année, deux albums de chez Biscoto sont dans la sélection. Sur huit lauréats, c'est énorme pour une structure indépendante ! Comment avez-vous reçu cette nouvelle ?
J.S. : Avec beaucoup de joie pour les autrices et de fierté car ce sont des projets auxquels on a cru très fort et sur lesquels on a beaucoup travaillé !
"Les enfants se posent des milliards de questions, réfléchissent aussi au devenir de la planète, au racisme, au sexisme, aux discriminations en général. Il faut accompagner cela."
Parlons des 2 albums sélectionnés : l'un est une quête aux allures de conte traditionnel, l'autre une fable environnementale. Ces deux œuvres très différentes traitent chacune de valeurs de vivre- ensemble, d'entraide, et l'écologie y est très présente. Pouvez-vous nous en dire plus ?
J.S. : C'est une lutte. Il faut cesser de penser que les enfants vivent dans un monde isolé du nôtre, qui ne serait pas en prise avec celui des adultes… Ils se posent des milliards de questions, réfléchissent aussi au devenir de la planète, au racisme, au sexisme, aux discriminations en général. Il faut accompagner cela.
Quelles étaient vos lectures de jeunesse ?
J.S. : Catherine et moi avons grandi dans une maison remplie de bouquins, nos parents sont graphistes, ma mère était directrice d'une bibliothèque et mon père chroniqueur de bandes dessinées. Le monde de l'image et de la bande dessinée faisait déjà partie de notre quotidien. Si je devais citer une lecture marquante, ce serait sans doute Grodada, revue complètement foldingue à laquelle nous étions abonnées, et qui n'a malheureusement pas survécu bien longtemps.
La littérature jeunesse n'est pas la seule mise à l'honneur du côté des créateurs d'Angoulême, cette année. Preuve en est avec Les Poupées sanglantes, de Benoît Preteseille, également en sélection officielle.
Comment recevez-vous cette marque de reconnaissance ?
Benoît Preteseille : J'en suis très heureux : être dans la sélection, c'est déjà une sorte de prix ! Cela permet aussi de redonner un éclairage sur le livre, dont la sortie a été bloquée par le premier confinement. Il a le droit à une deuxième chance, en quelque sorte.
Dans ce récit, tous les personnages sont en quête d'un idéal esthétique. On pense au Pygmalion et au docteur Frankenstein, mais aussi au film Les Yeux sans visage et bien sûr, à Gaston Leroux, explicitement mentionné sur la couverture...
B.P. : J'ai souvent travaillé à partir de personnes ou d'œuvres que j'admire : Boris Vian, le mouvement DADA, Fantômas, Marcel Duchamp... Le roman de Gaston Leroux, La Poupée Sanglante, avait des richesses incroyables à exploiter visuellement. Sa façon de jouer avec ce qui est montré et ce qui est caché, et aussi son rythme échevelé qui mélange des vampires, un savant fou, une machine tueuse, un assassin en série... Mais je l'ai largement détourné pour y introduire d'autres choses qui me traversaient pendant la longue durée de la création, qui a duré environ cinq ans.
Ce qui marque à la lecture, c'est qu'à travers les différents idéaux recherchés, la "beauté" selon nos canons actuels et la symétrie apparaissent au même titre que ce qui pourrait être qualifié de monstruosité. Est-ce que le cœur du sujet ne serait pas, en fait, le relativisme ?
B.P. : Le cœur de mon livre, j'ai l'impression, est devenu petit à petit l'amour. Ce qui n'est pas vraiment le propos du roman de Leroux a priori. La façon dont on perçoit quelqu'un, dont on peut projeter sur elle ou lui une idée totalement fausse, l'endroit, parfois surprenant, où on situe la beauté... Dans mes bandes dessinées précédentes, comme Mardi gras, j'avais déjà exploré cette idée que le monstrueux ou le beau ne sont pas toujours là où on les imagine.
On y parle beaucoup d'obsession. Cette quête d'un idéal esthétique se retrouve dans la composition des planches, extrêmement soignée. Ces personnages semblent une caricature des artistes, est-ce l'idée ?
B.P. : Les artistes sont des êtres étranges qui semblent avoir obtenu, à partir du XXe siècle, le pouvoir incroyable de décider que quelque chose se situe au-dessus du monde, dans un espace bizarre qui s'appelle l'art. Je trouve ça totalement fascinant, je tourne autour de cette question dans certains de mes livres, d'ailleurs. Ici, je ne crois pas que ce soit aussi présent, du moins pas volontairement.
Sur cette même idée, on remarque une omniprésence de l’œil, du champ de vision, de la lucarne... Vous parlez beaucoup de "point de vue", à la fois éminemment chimique, biologique, et pourtant subjectif car socialement construit. Difficile de ne pas y voir encore une allusion à l'art et aux artistes...
B.P. : Cette question du point de vue était très présente dans le roman de Gaston Leroux. Je trouvais qu'elle pourrait être intéressante à exploiter en bande dessinée, où une page est souvent constituée de plusieurs cadres. Un cadre, ça met en valeur, mais ça repousse aussi des choses en-dehors de ses limites. Et le dessin ou l'écriture, comme les autres arts, c'est effectivement tout le temps choisir ce que l'on montre ou pas.
"La thèse fait partie de ces échappatoires qui me permettent de mieux revenir à la bande dessinée ensuite. C'est la pression du doctorat qui m'a aidé à terminer Les Poupées Sanglantes."
En 2020, vous avez soutenu votre thèse, faisant de vous le premier docteur en bande dessinée. Quelle articulation entre ce travail de recherche et le travail d'auteur ?
B.P. : Je m'ennuie très vite quand je suis seul en train de faire une bande dessinée, je passe ma vie à chercher des subterfuges pour varier mes points d'intérêt. Je dirige une maison d'édition que j'ai créée, ION, je fais de la musique, j'enseigne la bande dessinée... La thèse fait partie de ces échappatoires qui me permettent de mieux revenir à la bande dessinée ensuite. C'est la pression du doctorat qui m'a aidé à terminer Les Poupées Sanglantes.
Concrètement, est-ce que le fait de vivre et travailler à Angoulême, étiquetée ville de l'image et de la bande dessinée, a un impact sur votre travail d'auteur et d'éditeur ?
En tant qu'éditeur, je suis soutenu par Magelis qui me permet de faire les livres comme je les entends, et j'ai pu rencontrer sur place beaucoup d'artistes passionnant(e)s. En tant qu'auteur, j'ai bénéficié de périodes de résidence à la Maison des auteurs. On m'a aussi proposé de faire des ateliers avec des publics scolaires ou étudiants plus facilement qu'ailleurs, sans doute. Je profite aussi des collections des bibliothèques et du musée de la bande dessinée, qui proposent des milliers de livres à explorer.
1Il s'agit de Cecil et les objets cassés, d'Élodie Shanta, et des Gardiennes du grenier, d'Oriane Lassus.
2Biscoto a reçu le Fauve de la bande dessinée alternative lors du FIBD 2017.
3Organisé depuis 2017 en parallèle du FIBD, il en est le pendant alternatif, consacré à l'autoédition et la microédition.