"Avec ce livre, nous sommes allés sur la Lune, et ce n’est déjà pas si mal !"
Et si le livre essentiel de cette rentrée portait, une fois n’est pas coutume, sur la bande dessinée ? Autour de Thierry Groensteen, plusieurs dizaines de contributeurs et théoriciens ont rassemblé leurs connaissances pour proposer le tout premier dictionnaire esthétique et thématique du neuvième art, Le Bouquin de la bande dessinée. Une somme. Un ouvrage unique en son genre que publient les éditions Robert Laffont dans la collection Bouquins avec la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image.
Quelle ambition porte la conception de ce projet ?
Thierry Groensteen : Dictionnaire esthétique et thématique, le Bouquin de la bande dessinée répond à la volonté de dresser un état des lieux du savoir sur la bande dessinée à un moment donné, et d’essayer de mettre en débat et de faire la lumière sur un certain nombre de notions généralement peu définies, ou imparfaitement connues. Il dit : voilà où nous en sommes, ce qui a été accompli et tout ce que les personnes qui se sont intéressées à la bande dessinée ont pu et peuvent en dire ; voilà où en sont la création et l’état du savoir et des discours suscités par la bande dessinée.
En quoi vient-il combler un manque ?
T.G. : À ma connaissance, il n’y a pas de précédent à ce type d’ouvrage, ni en français, ni dans une autre langue. Les dictionnaires de bande dessinée qui existent possèdent des entrées à noms propres – artistes, éditeurs, titres de journaux ou de séries. Il existe aussi des glossaires et lexiques en fin d’ouvrages spécialisés, où tel ou tel terme est défini en deux ou trois lignes. Mais entre quelques lignes et un article de 20 000 ou 25 000 signes, ce n’est pas comparable ! Ce qui m’intéressait était de faire un inventaire des notions convoquées par l’univers de la bande dessinée et de les déplier le plus largement possible, à la fois en diachronie et en synchronie – c’est-à-dire d’en faire la généalogie tout en allant au fond de la problématique.
Dans l’avant-propos du livre, Pierre Lungheretti reprend vos termes en parlant de la bande dessinée comme d’un "art en expansion"…
T.G. : Cette thèse, que j’ai défendue par ailleurs, est une idée qui apparaît en filigrane de certains articles, en particulier ceux consacrés à des genres que l’on a pu, récemment encore, considérer comme émergents dans le champ de la bande dessinée. Il y a bien une expansion des territoires investis en termes de genres, de sujets, de possibilités narratives… tout comme il y a une expansion des discours que la bande dessinée autorise sur elle et des approches aujourd’hui pratiquées. Dans l’article "Génétique", Luc Vigier considère que les œuvres de bande dessinée sont justiciables d’une approche du type de celle que l’on appelle la "génétique littéraire". Cela m’a paru pertinent, car il s’agit d’une piste nouvelle sans doute appelée à se développer. Dans ce dictionnaire, il s’agit aussi d’aborder des thèmes qui ne sont pas encore considérés comme majeurs ou canoniques.
"Ses lecteurs seront des passionnés et peut-être aussi des néophytes qui y trouveront une introduction aux univers de la bande dessinée, avec des pistes et des repères."
Depuis une trentaine d’années se fait jour une légitimation de la bande dessinée. En quoi ce Bouquin s’inscrit-il dans ce processus ?
T.G. : Cette légitimation n’est aujourd’hui plus véritablement une question. Je ne me sens plus dans la peau d’un croisé face à des mécréants à convertir ! (rires) Ce temps-là est révolu, même si en estimant que la légitimation est un processus qui n’est pas encore complètement allé jusqu’à son terme et qu’il existe encore des poches de résistance ici ou là. Globalement, le pari est gagné. C’est ce qu’affirme Pierre Lungheretti dans son introduction. Le fait que ce livre paraisse dans le cadre de "BD 2020, l’Année de la bande dessinée" en est d’ailleurs un signe assez clair et ce livre en participe. Ses lecteurs seront des passionnés et peut-être aussi des néophytes qui y trouveront une introduction aux univers de la bande dessinée, avec des pistes et des repères. Ils seront sans doute surpris de découvrir l’étendue des champs couverts, l’ancienneté de certaines pratiques – la bande dessinée possède un véritable patrimoine, a donné lieu à des œuvres majeures… – et de constater qu’il est possible de tenir des discours tout à fait sérieux à son propos, et donc de la prendre au sérieux-, en tant qu’objet culturel digne d’attention, sans plus avoir besoin de s’en justifier.
Aux cent entrées du "Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée", tel qu’il a été pensé pour la revue en ligne Neuvième Art, une cinquantaine ont été ajoutées pour les besoins du Bouquin de la bande dessinée. Ces ajouts sont d’horizons variés : d’ordres institutionnel, générique, structurel ou formel, voire relatifs à l’histoire même de la bande dessinée. Pour autant, comment surmonter l’impossible exhaustivité d’un tel projet ?
T.G. : Elle est insurmontable, en effet ! L’exhaustivité est un horizon ni atteignable, ni même souhaitable. Il faut rester modeste… J’ai toujours déploré que beaucoup de gens passent leur temps à reprocher à ceux qui vont sur la Lune de ne pas aller sur Mars ! Avec ce livre, nous sommes allés sur la Lune, et ce n’est déjà pas si mal ! (rires) S’il n’est pas exhaustif, la multiplicité des approches et des domaines qu’il couvre était présente dès le début du projet. Ma volonté a d’emblée été d’ouvrir très largement le compas pour accueillir des articles de nature différente et qui approchaient le phénomène de la bande dessinée par des chemins divers. Le résultat est un livre de grande synthèse.
Pourquoi avoir fait appel à Lewis Trondheim pour illustrer chaque entrée ?
T.G. : Consacrer un livre à la bande dessinée sans y mettre d’image aurait été dommage ! Je me suis dit qu’il fallait proposer à un auteur de l’OuBaPo [Ouvroir de bande dessinée potentielle, ndlr] de faire une vignette, un petit cabochon, pour chaque article, car c’est vraiment le genre de contraintes qui peut les intéresser. C’est tombé sur Lewis Trondheim avec qui j’étais en liens étroits pour d’autres affaires, mais cela aurait pu tout aussi bien être Étienne Lécroart ou encore François Ayroles…
Est-ce important à vos yeux que cet ouvrage soit le fait d’une démarche collective ?
T.G. : Je tiens en effet aux démarches collectives. Je suis l’auteur d’un très grand nombre d’entrées de ce livre – j’ai écrit à peu près 40 % du total, soit 60 articles, soit 1 200 000 signes –, mais je n’aurais absolument pas été capable d’en rédiger l’intégralité. Non par manque de temps ou d’énergie, mais parce qu’il y a toute une série de sujets pour lesquels j’estime ne pas avoir les compétences. Certains contributeurs font autorité sur tel ou tel sujet et il me paraissait évident de les associer à cette entreprise. Lorsque je ne savais pas qui contacter, j’ai interrogé le premier cercle de collaborateurs, et il est arrivé qu’un collaborateur m’en amène un ou deux autres, par phénomène de réseaux. Il m’est aussi arrivé de m’atteler moi-même à la rédaction d’un article que je n’avais pas prévu d’écrire quand je ne suis parvenu à trouver personne d’autre. Le dernier en date, que j’ai dû écrire précipitamment, est l’article "Mouvement". Comme il fait le pendant avec l’article "Son", il me semblait évident qu’il devait être présent dans le dictionnaire. La bande dessinée n’est en effet ni sonore ni mobile – étant imprimée, donc statique – : alors, comment suggère-t-elle alors le son et le mouvement ? Traiter de l’un conduisait obligatoirement à traiter de l’autre.
"Cela me semble primordial de ne pas se focaliser uniquement sur les bandes dessinées les plus avant-gardistes ou les plus intéressantes du point de vue formel […]"
L’ouvrage met en évidence la façon dont la bande dessinée se nourrit d’autres arts et montre que sa critique rejoint bien d’autres chemins parallèles, voire inter-pénétrables. Il regorge de peintres, de poètes, de cinéastes, de musiciens, d’écrivains et aussi de théoriciens tels que Michel Foucault, Gaston Bachelard, Jean-Luc Nancy, Philippe Lejeune… En quoi est-ce si important d’envisager la bande dessinée à l’aune d’autres disciplines ?
T.G. : Je prendrais volontiers cette question par l’absurde : pourquoi faudrait-il la couper de tout le reste, l’isoler ? Comme les autres arts, elle est fondamentalement poreuse et en relation permanente avec tout ce qui peut exister autour d’elle. Et dès lors que l’on consacre un article à "Pop Art" ou à "Philosophie", on ne peut se passer de références extérieures à son seul champ, puisque l’ambition de tels articles est de montrer comment la bande dessinée a pu entrer en dialogue et s’articuler avec d’autres domaines ou phénomènes.
Comment choisit-on, ne choisit-on pas, d’inclure tel ou tel article ? Par exemple, "Angoulême" ou "Ateliers" y auraient-ils eu leur place ?
T.G. : Le choix est très empirique ! Certains articles auraient pu être remplacés par d’autres, et il y a tous ceux auxquels on aurait pu penser mais qui sont absents… Car il faut bien s’arrêter quelque part, et la limite fixée par l’éditeur était de trois millions de signes. Je me suis posé la question d’une entrée "Angoulême", en effet, mais j’avais déjà pas mal évoqué le sujet dans l’article "Festivals", donc je me suis abstenu. "Ateliers" est aussi un article que j’aurais bien aimé voir figurer. Je suis d’ailleurs en train de préparer un dossier sur les ateliers pour Neuvième Art, peut-être parce qu’il me restait un regret de ne pas l’avoir traité dans le dictionnaire !
De même, parmi tous les auteurs mentionnés, certains se démarquent par leur nombre d’occurrences, permettant de déceler comme un panorama "en arrière-plan"…
T.G. : L’index est en ce sens parlant. Mais il faut noter que les noms qui reviennent le plus souvent ne correspondent pas forcément aux "stars" les plus populaires de la profession. Ce phénomène s’observe depuis longtemps : d’un côté figurent les auteurs qui, du point de vue commercial, occupent la tête du hit parade des ventes, et d’un autre côté se trouvent les auteurs chéris par la critique. Le cas de Mœbius est éclairant. Il était "deux auteurs en un" : Jean Giraud et Mœbius. Ce dernier a une fortune critique et une notoriété internationale supérieure à Jean Giraud, mais les œuvres signées de Mœbius se sont toujours beaucoup moins vendues que les albums de Blueberry ! Il y a toujours eu cet écart, et c’est le cas dans d’autres arts également, tels que le cinéma et la littérature. Pour ma part, je m’efforce de prendre en compte la dimension sociologique du phénomène bande dessinée en me demandant ce que les gens lisent à un moment donné. Cela me semble primordial de ne pas se focaliser uniquement sur les bandes dessinées les plus avant-gardistes ou les plus intéressantes du point de vue formel : il s’agit de prendre la bande dessinée pour ce qu’elle est aussi, c’est-à-dire un divertissement populaire.
Le Bouquin de la bande dessinée
Thierry Groensteen (dir.), dessins de Lewis Trondheim
Robert Laffont, coll. Bouquins
Coéd. Cité internationale de la bande dessinée et de l’image
928 pages
30 euros
ISBN : 222124706X