Cinéaste avant tout
Le réalisateur algérien Mohamed Lahkdar Tati a effectué une résidence d'écriture au Chalet Mauriac, en 2020 puis en 2021, pour travailler sur un long métrage de fiction. Comme un lézard sur le mur raconte l’histoire d’un réalisateur devenant contrebandier à la frontière algérienne et tunisienne pour financer son film. Rencontre en deux temps au Chalet, en décembre dernier et au mois d’avril, au fil de l’évolution (positive) du projet.
[Décembre 2020] Vous avez réalisé des courts métrages et des documentaires, pourquoi passer au long métrage de fiction, est-ce une évolution naturelle ?
Mohamed Lakhdar Tati : J’ai réalisé cinq courts métrages de fiction puis je suis passé au documentaire car j’avais l’impression de pouvoir y laisser libre cours à ma connaissance autodidacte de la technique cinématographique pour organiser des récits. J’ai réalisé plusieurs documentaires mais je me suis rendu compte que cette liberté ne passait pas forcément auprès des spectateurs. Dans documentaire, il y a document, c’est surtout le contenu qui intéresse, plus que la façon avec laquelle on raconte. Je ne prétendais par dire la réalité ou la vérité dans mes films, je m’accordais beaucoup d’approximations. J’ai par exemple réalisé un documentaire sur la Retirada espagnole, sa partie la moins connue, celle qui a fini en Algérie. J’ai rencontré dans mes recherches les textes du républicain Max Aub qui a été interné en camp dans le désert algérien. Il a été assistant de Malraux sur le tournage de L’Espoir, membre de la commission qui a été voir Picasso pour lui commander Guernica, il a écrit des romans, etc. En Algérie, il a laissé des textes étonnants sur son enfermement, il évoque le vent ou le silence… Cela m’a beaucoup touché. Il faisait coïncider le drame et la douleur de la Retirada avec la désolation des camps. Dans le film, je voulais raconter une désolation qui demeure dans les lieux, à partir des traces que les Républicains ont laissées. On me l’a un peu reproché, les spectateurs voulaient en savoir plus sur le sujet, sur cette Retirada, voir des archives, etc. Ce n’est pas mon travail, je fais d’abord du cinéma. Je suis alors revenu à la fiction pour peut-être expérimenter la possible liberté de forme dont j’ai envie, cette fois en long-métrage car je ne pouvais pas vraiment revenir au format court. C’est comme une boucle, je suis passé du court au long par l’intermédiaire du documentaire.
Pouvez-vous nous dire quelques mots de ce film, Comme un lézard sur le mur1, qui se passe à la frontière de l’Algérie et de la Tunisie ?
M.L.T. : C’est l’histoire d’un réalisateur qui essaie de faire une adaptation d’un roman algérien de Malek Haddad écrit à la veille de l’indépendance, Le Quai aux fleurs ne répond plus. Selon la lecture officielle de ce roman qui évoque la guerre de libération, l’Algérie est devenue indépendante parce qu’on était déterminés à chasser les colons et à retrouver notre Algérie glorieuse. Pour mon personnage, le roman raconte autre chose : on n’a pas fait la guerre contre la France mais pour l’Algérie, pas pour retrouver l’Algérie glorieuse mais pour que l’Algérien recouvre son humanité. Cette divergence est essentielle pour moi. L’Algérie a pris une direction nationaliste alors que l’on aurait pu prendre l’autre direction, une Algérie humaine. La lecture du roman par mon personnage est provocatrice, si la lecture officielle du roman de Malek Haddad est fausse, peut-être que tout ce qu’on nous a raconté sur la guerre de libération est faux. Il ne parvient donc pas à faire financer son film. Ce roman magnifique fait aussi écho pour lui à une ancienne histoire d’amour qui le motive pour aller au bout. Plus il a de difficultés, plus il se radicalise dans son envie de faire le film, à tel point qu’il finit par devenir contrebandier à la frontière tunisienne pour le financer. Il y découvre un univers marginal de contrebandiers, il fait le lien entre l’humanisme du roman et le regard humaniste que l’on doit porter sur ces gens.
"J’ai presque envie de crier : on fait des films ! Avec une intention cinématographique ! Je déteste le regarde complaisant qui va dire d’un réalisateur, comme moi par exemple : 'il est courageux'."
Est-ce que d’une certaine manière vous racontez aussi votre situation de cinéaste en Algérie ?
M.L.T. : Comme a dit l’autre, je vous regarde droit dans les yeux et je vous dis non… Bien sûr, c’est une mise en abyme avec une part autobiographique. Mon personnage règle son compte avec le cinéma algérien dit officiel, mais je me révolte également contre une image que l’on a des cinéastes venant de la rive sud de la Méditerranée. Pour les gens de la rive nord, même quand ils réalisent de la fiction, ces cinéastes font en fait du documentaire. On voit les films africains et arabo-musulmans comme des documents sur ces pays. Ces films doivent être clairs, lisibles, avec les méchants et les bons. Ainsi, ils "passent" bien au Nord. Mais quand le film est fait comme un film, une fiction où l’on a envie de jouer avec la technique, les personnages et la construction scénaristique, là, cela trouble. On ne voit par exemple jamais de films de genre qui viennent de ces pays, à de rares exceptions près, parce que ce ne sont pas des documents clairs sur ces pays. Même avec le film égyptien Le Caire confidentiel, on en a fait en premier lieu une lecture politique. J’ai presque envie de crier : on fait des films ! Avec une intention cinématographique ! Je déteste le regarde complaisant qui va dire d’un réalisateur, comme moi par exemple : "il est courageux". Non, je ne suis pas courageux, je suis cinéaste. Ou alors je suis autant courageux que Polanski ou Tarantino parce ce n’est pas facile de faire un film et non parce que j’évoque tel ou tel sujet.
"La frontière provoque chez moi une curiosité et une réflexion sur l’image et le rythme."
Où en êtes-vous dans vos intentions cinématographiques pour ce film ?
M.L.T. : J’ai envie d’avoir des personnages bien travaillés. J’aime quand les personnages portent le film, avec toute leur complexité. Ensuite, la notion de frontière m’intéresse dans ce qu’elle créé de temporalité et de géographie. Elle est très précise sur la carte et très floue une fois que l’on on est sur place. J’ai envie de filmer ces lieux avec ses habitants qui sont transformés par les espaces géographiques mais aussi politiques, économiques et culturels. Un géographe français a dit que les frontières entre la Tunisie et l’Algérie, entre l’Algérie et le Maroc également, sont les plus énigmatiques dans l’histoire des frontières. Il n’y a pas de séparation par le paysage, la langue, la culture, des conflits… Et ce sont pourtant les frontières parmi les plus anciennes. La frontière provoque chez moi une curiosité et une réflexion sur l’image et le rythme. La frontière change la temporalité, la conception de l’espace, elle influe sur les gens et sur leurs comportements. Quand on habite la frontière, on est toujours interrogé sur son identité politique, algérienne ou tunisienne. Il y a quelque chose de trouble qui m’intéresse beaucoup d’un point de vue cinématographique. Peut-être que plus on s’approche de la frontière, plus l’image devient brûlée, le rythme devient plus lent, les choses moins rationnelles. Tout cela va traverser mon personnage qui pose un regard d’étranger sur ces lieux. J’espère y faire bientôt des repérages. Je voudrais me rapprocher des contrebandiers, voir comment ils vivent, entendre leur langage spécifique. C’est un univers avec des règles qui lui sont propres. C’est comme un terrain délaissé où l’écosystème se développe indépendamment du reste.
Votre coscénariste, Djamil Beloucif, passe quelques jours avec vous au Chalet Mauriac pour écrire. Que vous permet une telle résidence ?
M.L.T. : C’est une étape où nous fixons la structure et la trajectoire du film en lien avec le personnage qui se métamorphosera dans le récit. Nous essayons de la rendre lisible pour les spectateurs, mais en filigrane, sans que cela soit trop didactique. Je me demande encore si mon personnage va perdre ou gagner… Une résidence comme celle-là ramène à l’essentiel. C’est un luxe qui nous permet de consacrer notre quotidien au travail. La spécificité du Chalet est de pouvoir croiser des personnes qui viennent d’autres domaines artistiques que le cinéma. Ces rencontres me nourrissent d’une façon inespérée, elles élargissent mon envie cinématographique.
[Avril 2021] Vous revenez au Chalet Mauriac pour un deuxième temps de résidence, où en est l’écriture de Comme un lézard sur un mur ?
M.L.T. : Je suis à la fin du processus d’écriture avec des agencements et des retouches sur les personnages. J’aurai une version définitive du scénario à la fin de cette deuxième résidence. La première résidence nous a vraiment permis d’échafauder la structure du film pour me permettre de donner de la chair aux personnages et au récit. En novembre dernier, le personnage principal était un peu dans le flou, je n’avais pas décidé du choix qu’il allait faire à la fin du film. Aujourd’hui, je le sais. Nous avons aussi précisé ses connexions avec les autres personnages qui font le corps et le cœur du film. Les producteurs et quelques personnes ont lu l’évolution du travail, nous sommes contents de leurs retours. Ces lectures extérieures sont nécessaires parce que je vis avec ce personnage depuis cinq ans, j’ai l’impression de le connaître absolument et j’avais tendance à ne pas préciser certaines choses que je trouvais évidentes. Quand on fait lire à quelqu’un d’extérieur, il voit des zones d’ombres que je ne vois plus. Ce sont des petites choses qui peuvent changer la lecture du scénario. C’est important pour l’identification ou l‘attachement du spectateur à un personnage. Sa réflexion ou ce qui l’anime intérieurement doit apparaitre aux autres, pas seulement à l’auteur.
"C’était un peu frustrant de ne pas être sur place, mais ça m’a quand même permis de préciser certaines choses. Il me tarde d’aller moi-même faire ces repérages…"
Est-ce que vous avez pu faire les repérages que vous espériez en décembre ?
M.L.T. : Non, je n’ai pas pu partir en Algérie à cause de la crise sanitaire. Comme j’avais besoin de ces repérages, le producteur algérien a constitué une équipe qui est allée plusieurs fois dans la région où se déroule le film. Ils ont fait des images et des rencontres, notamment avec de vrais contrebandiers. Ils étaient sur le terrain et chaque soir on se connectait en vidéoconférence pour discuter et regarder leurs images. C’était un peu frustrant de ne pas être sur place, mais ça m’a quand même permis de préciser certaines choses. Il me tarde d’aller moi-même faire ces repérages…
Il y a également eu du nouveau pour le financement du film...
M.L.T. : Le film est une co-production franco-algérienne. Le producteur algérien a sollicité une aide à la production au FDATIC, l’équivalent algérien du CNC français, et nous l’avons eue. C’est une très bonne nouvelle car le film, dont le budget est d’environ 1,2 millions d’euros, est maintenant financé à 50%. On est sûrs de pouvoir le faire. Le producteur français doit trouver le reste du financement, notamment l’aide aux cinémas du monde du CNC car le film sera majoritairement en langue arabe. On va également solliciter les régions, une chaîne de télévision, des fonds privés etc. C’est une autre phase d’écriture importante, celle des dossiers et les notes d’intention, qui se déroule en même temps que le travail de casting. Je pense avoir trouvé les deux comédiens pour les personnages principaux et nous allons chercher pour les autres personnages un casting qui soit harmonieux et équilibré, avec des actrices et acteurs algériens et européens, qui vivent ici ou en Algérie.
1Comme un lézard sur le mur est produit par VraiVrai Films et La Chambre claire, en coproduction avec La Petite Prod et Prima Luce.