Angoulême – Rome : deux villes, une résidence
En 2018, l’Académie de France à Rome – Villa Médicis et la Maison des auteurs de la Cité internationale de la bande dessinée à Angoulême, en partenariat avec l’ADAGP, ont créé une résidence croisée de bande dessinée dans le but d’accompagner des artistes, auteurs et autrices de bande dessinée, dans la réalisation de leurs projets. Tandis que l’appel à candidatures pour la prochaine résidence vient d’être lancé, deux anciens bénéficiaires, Isabelle Boinot et Guillaume Trouillard, reviennent sur leur expérience.
À propos d’un peintre qui avait un jour réalisé son portrait – au regard d’intensité telle qu’il était capable de "révéler les fonds d'âme" –, Gaston Bachelard* avait écrit qu’il considérait son destin d’artiste comme un "destin de travail". "[Le grand artiste], poursuivait-il, peut plier sous les coups du sort. Il peut perdre des années à une préparation obscure. Mais la volonté d’œuvre ne s’éteint pas quand une fois elle a trouvé son vrai foyer." Ce vrai foyer a ceci d’inouï que ses murs ne possèdent aucun motif, aucune forme ni dimension, préétablis. Il peut ainsi être autant de pierre que d’air, un atelier ou bien un paysage à découvert, à partir du moment où il est un lieu où rester.
C’est précisément la promesse de toute résidence (les deux termes partagent leur racine latine), et sans doute au-delà la raison d’être de la résidence d’artiste, que de lui donner l’opportunité, le temps et l’espace, du séjour.
La particularité de la résidence proposée par l’Académie de France à Rome et la Cité internationale de la bande dessinée est de dédoubler ce séjour et d’offrir au résident la possibilité d’être accueilli à Rome, puis à Angoulême. En 2018-2019, Céline Guichard a été la première artiste à avoir bénéficié de cette résidence croisée. L’année suivante, la Villa Médicis et la Maison des auteurs ont ouvert leurs portes à Isabelle Boinot et Matthias Lehmann. Guillaume Trouillard termine quant à lui actuellement sa résidence à Angoulême, après une fin d’année 2021 romaine.
Pour Isabelle Boinot, la publication de l’appel à candidatures a coïncidé avec son retour en Charente. "J’étais partie vivre à Paris pendant une vingtaine d’années, explique-t-elle. Quand je suis revenue à Angoulême, j’avais en mémoire la ville et son architecture, ses rues, mais je ne connaissais plus ses habitants, ni les artistes qui y logeaient." L’artiste et illustratrice n’a donc pas hésité à postuler. Si son dossier a été retenu, la résidence à Rome a dû être décalée de quelques mois, pandémie et contraintes sanitaires obligent.
Guillaume Trouillard connaissait également Angoulême pour y avoir effectué ses études d’art. S’il confesse volontiers "ne pas courir les résidences", il a néanmoins tenté sa chance, encouragé par son entourage et reconnaissant à la préfecture de Charente l’avantage d’être près de son lieu de résidence, Bordeaux, pour rejoindre ses enfants dès que le besoin s’en fait sentir.
Le chemin de cette résidence menant aussi à Rome, force est d’admettre que la proposition a bien des atouts. Ni Isabelle Boinot, ni Guillaume Trouillard n’avaient encore eu l’occasion de s’y rendre. Et, d’un mois à l’autre, ce n’est pas tout à fait le même profil de la ville qu’ils ont pu admirer. En résidence en octobre, Isabelle Boinot explique avoir été dès son arrivée "frappée par le syndrome de Stendhal" tant son éblouissement a été immédiat. Trouble d’autant plus prégnant que la situation sanitaire avait dépeuplé la ville éternelle de ses habituels touristes. "Des musées quasi vides, un Vatican déserté..., décrit-elle, je me suis retrouvée à glisser dans les salles, dans tous ces lieux d’art, de façon complètement irréelle et extraordinaire."
"D’autant que la Villa Médicis se situe dans l’un des plus beaux quartiers de la capitale, renchérit Guillaume Trouillard, avec des vitrines de magasins magnifiques et le Vatican en ligne de mire..." Pour ce dernier en revanche, ce n’est pas Stendhal qui a joué aux hôtes, mais une pluie diluvienne. Un novembre humide (avant l’embellie hivernale) qui lui a donné toute latitude pour travailler sur son projet à la Villa. "J’attendais de cette résidence qu’elle me permette de bloquer du temps pour avancer sur un travail qui m’en demande justement énormément !", poursuit-il. Objectif atteint.
"Même si elles n’ont pas directement influencé mes plans, précise-t-il, car ils sont inscrits en moi depuis trop longtemps, ce sont les ruines qui m’ont le plus ému à Rome."
Ce travail, pensé depuis ses années d’études et dont les premiers dessins datent de 2008, le Palois le définit comme "un récit post-apocalyptique, muet, noir et blanc, de style réaliste". Publié en fascicules dont les frontispices sont surmontés d’un extrait du De natura deorum de Cicéron, Aquaviva use de différentes techniques (collages, photocopies, monotypes) pour illustrer un monde entre machinerie et machination, primitivisme et cataclysme, démesure et dénuement.
Hasard structurel bienvenu, tandis qu’Aquaviva trace le sillon d’un monde ravagé, c’est en partie dans la "ville-réservoir de ruines sur terre", note-t-il amusé, que Guillaume Trouillard a travaillé sur les planches du quatrième épisode (le dernier quart) de son récit. "Même si elles n’ont pas directement influencé mes plans, précise-t-il, car ils sont inscrits en moi depuis trop longtemps, ce sont les ruines qui m’ont le plus ému à Rome. Cette ville est un véritable gruyère, tout en relief fait de trous et de collines, avec des pins s’élevant des vestiges… Cela donne des perspectives incroyables que l’on n’est pas habitué à voir."
Isabelle Boinot, de son côté, se doutait bien que cette résidence allait pouvoir donner une coloration toute particulière à son projet, une mosaïque de portraits de personnes âgées japonaises, de leurs gestes, lieux et rituels. Aujourd’hui publié à L’Association sous le titre d’Otoshiyori : trésors japonais, l’ouvrage est un condensé de délicatesse que l’artiste a principalement tissé à la Maison des auteurs d’Angoulême.
Mais c’est Rome qui conserve dans ses recoins certains secrets de son inspiration. En effet, profitant de la douceur du climat automnal – et s’échappant aussi, tient-elle à souligner, de la mauvaise isolation thermique de sa chambre médicéenne –, elle a pu visiter la ville sans retenue et s’amuser de nombreux échos entre l’Italie et le Japon. "En me lançant dans ce projet de réaliser un livre sur les personnes âgées japonaises, confie-t-elle, je savais qu’il fallait que j’aille en Italie ! Les résonances sont nombreuses de part et d’autre : au-delà du grand nombre de personnes âgées qui y habitent, ces deux pays se situent entre mer et montagne, ont un fort attachement à leurs arts culinaires… À Rome, je courais donc les lieux 'stratégiques', comme les sorties de messe et les petits commerces, comme si je pistais les personnes âgées !", sourit-elle.
"Il est très difficile de trouver une résidence dans laquelle on ne demande pas de contrepartie de médiation culturelle, exigeant des auteurs qu’ils se rendent par exemple dans des classes."
Au moment où la première voit naître le fruit de sa résidence croisée, avec la parution de son album, et où le second profite de ses dernières semaines à la Maison des auteurs, Isabelle Boinot et Guillaume Trouillard dressent un bilan assez similaire de leur séjour jumelé. Au-delà même de la majesté de la ville de Rome et de l’attractivité que possède légitimement la capitale angoumoisine pour tout auteur de bande dessinée, cette résidence a la spécificité de laisser aux artistes le loisir de se consacrer pleinement à leur projet, comme l’explique Isabelle Boinot : "Il est très difficile de trouver une résidence dans laquelle on ne demande pas de contrepartie de médiation culturelle, exigeant des auteurs qu’ils se rendent par exemple dans des classes. Or, il n’est pas donné à tout le monde d’être pédagogue ! Permettre de se consacrer à temps plein à son travail est ce qui fait que ce genre de programme est précieux."
Avantage appréciable également relevé par Guillaume Trouillard. Par ailleurs très impliqué dans le domaine du spectacle vivant, directeur des éditions de la Cerise, l’auteur multiplie les casquettes et a dû maintes fois mettre son projet, chronophage et exigeant, en souffrance. Il n’a jamais été question pour lui d’abandonner, mais trouver une bulle pour pouvoir enfin le mener à bout était devenu indispensable, voire vital. Il lui aura fallu l’alliance de deux villes d’art pour éveiller plus sereinement les images et les graver enfin.
*Gaston Bachelard, Le Droit de rêver, à propos de Simon Segal
Otoshiyori : trésors japonais, d'Isabelle Boinot
L'Association
Février 2022
176 pages
22 euros
ISBN : 9782844148872