Anne Baraou, une autrice qui prend désormais le temps…
L’autrice de bande dessinée Anne Baraou a séjourné quatre semaines, fin 2024, à Lagrasse, dans l’Aude, accueillie par le Centre culturel Les Arts de lire dans le cadre de la nouvelle résidence croisée Occitanie/Nouvelle-Aquitaine. À l’ombre de son imposante abbaye médiévale, ce beau village des Corbières fut l’écrin idéal d’un projet en gestation où le paysage tient une place centrale.
Anne Baraou : Après cinq premières journées passées à travailler au milieu des grands pins du parc du Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien, Anne Baraou a changé de décor. C’est un paysage méditerranéen, strié de vignes et d’oliviers, qui l’attendait à Lagrasse, un village de 500 habitants situé à 35 km au sud de Carcassonne. C’est avant tout pour s’immerger dans cette nature inspirante que l’autrice a choisi de postuler pour cette résidence. À la faveur d’une douceur automnale, elle a pu profiter de cette terre de randonnées en sillonnant ses sentiers pierreux, qui la renvoyaient sans cesse au paysage dramatique de sa fiction, imaginant l’océan derrière la colline…
Pour comprendre comment et pourquoi Anne Baraou, scénariste de BD reconnue notamment pour ses dialogues d’humour sur la vie quotidienne, est venue s’isoler dans ce paysage de garrigue, faisons un détour en revenant sur ses 35 ans de carrière. Une rétrospective qui permet de parcourir tout un pan de l’histoire de la bande dessinée, depuis l’émergence des femmes dans ce milieu initialement très masculin, en passant par les expérimentations de l’OuBaPo1, jusqu’à la collaboration actuelle avec un autre auteur chevronné : Vincent Vanoli.
Qu’est-ce qui a changé par rapport à vos débuts en tant qu’autrice ?
Anne Baraou : Aujourd’hui, j’ai plus envie de faire mieux que de faire plus. J’ai acquis une forme de discipline. Au fur et à mesure des années, j’ai compris la manière dont je fonctionne : quand je dois écrire une nouvelle histoire et que j’ai déjà en tête mon sujet, mon cerveau, qui n’a pas envie de se mettre au travail, trouve de nouvelles idées pour me distraire. Ce sont souvent de bonnes idées, ce qui est terrible, car cela me détourne réellement de mon projet. Je les note et je me retrouve avec une liste de sujets à traiter, une charge de travail en plus. Car souvent, ces idées deviennent les livres suivants. Longtemps, je n’ai pas réussi à empêcher ce phénomène ; maintenant, j’y arrive à peu près, en me passionnant vraiment pour le livre que j’ai à faire ; cela me demande d’être plus concentrée. J’ai envie d’accorder plus de temps à chacun de mes projets.
Votre dernier livre, Yuna et celui à venir, Les Gencives, sont assez éloignés de ce que vous avez pu écrire auparavant, en tout cas moins humoristiques, un peu plus sombres. Comment expliquez-vous cette évolution ?
Anne Baraou : Quand j’ai commencé à écrire, en 1990, je ne cherchais pas particulièrement à faire de l’humour. Il s’est trouvé que j’ai eu une facilité dans ce registre. J’avais des idées, parce que j’ai tendance, dans la vie, à bien aimer rigoler, et j’ai donc creusé ce sillon. J’ai rencontré assez rapidement une dessinatrice, Fanny Dalle-Rive, dont le style collait très bien à mon propos, et nous avons travaillé ensemble. Plus on en écrit, plus on sait le faire, et plus les idées viennent… Mais j’ai toujours gardé l’envie de raconter aussi autre chose. Aujourd’hui, je n’ai plus la vie devant moi, donc si je veux creuser l’autre sillon, c’est maintenant.
Que retenez-vous de votre expérience à l’OuBaPo et de vos productions artistiques réalisées dans ce cadre ?
Anne Baraou : C’était exaltant. C’est un peu comme cela que je suis entrée dans la bande dessinée, en créant sous contrainte, mais de façon ludique, car j’avais une formation en science et en mécanique narrative, et cette envie de jouer avec les possibilités. Mon deuxième ouvrage publié était une bande dessinée en trois cubes non ordonnés. On m’a proposé de rentrer à l’OuBaPo à la suite de cette publication. Je ne savais même pas que cela existait. J’ai été ce qu’on appelle oubapienne "par anticipation".
Il y a sur votre site un document intitulé Apports théoriques sur le scénario, que vous avez complété au fil des ans et qui rassemble une somme de réflexions, de théories, de références autour de la narration et de l’écriture d’un scénario. En quoi cette approche théorique de votre travail est-elle importante, qu’est-ce que cela vous apporte ?
Anne Baraou : J’ai entrepris ce travail il y a une dizaine d’années, quand j’ai commencé à faire des ateliers dans des lycées de Nouvelle-Aquitaine. Cela m’a beaucoup plu. Ensuite, j’ai fait plusieurs interventions sur le scénario à l’École supérieure de l’image d’Angoulême. J’ai alors approfondi mes recherches pour expliquer aux étudiants des notions sur la narration, les personnages, etc. À l’époque, il y avait peu d’ouvrages théoriques sur ces sujets. Aujourd’hui, il y en a beaucoup plus, mais il faut les défricher pour en extraire les trois ou quatre idées intéressantes. J’ai donc compulsé un certain nombre de ces ouvrages, répertorié ces règles qui permettent, soi-disant, d’écrire un bon roman ou un scénario de film hollywoodien à succès. Il y a beaucoup de fantasmes derrière tout cela… Je voulais déconstruire un peu ces idées, qui peuvent cependant être utiles aux étudiants pour débloquer des pistes… Ce travail n’est pas du tout une recherche universitaire, mais cela me force, d’une certaine manière, à réfléchir à ce que je fais. C’est difficile de prendre un recul constructif par rapport à sa propre pratique. J’ai beaucoup de goût à écrire, je n’ai jamais eu de page blanche ou d’angoisse. Je peux avoir des moments de doute, en me disant ce projet-là a été refusé par un éditeur, ou ce livre-ci ne se vend pas très bien, mais cela ne dure pas. Je suis dans l’énergie du faire.
Vous considérez-vous comme une autrice féministe ?
Anne Baraou : Oui, j’imagine… Ce n’est peut-être pas à moi de le dire. Je ne revendique rien, je ne suis pas militante, car, comme dit Blanche Gardin, on ne peut pas faire de l’humour et être militant, c’est incompatible.
On peut noter cependant qu’il y a beaucoup de personnages féminins dans vos livres…
Anne Baraou : Oui, et cela s’explique dans mon parcours. Quand j’ai écrit Une demi-douzaine d’elles2, au départ, je voulais qu’il y ait autant de femmes que d’hommes. Quand j’ai présenté le projet à Dargaud, on m’a un peu refusé le droit, en tant que femme, de parler des hommes. Ce qui m’a choquée. À l’époque, la BD était très masculine et les auteurs s’autorisaient, eux, à parler des femmes. Je l’ai pris au pied de la lettre et j’ai proposé le livre à L’Association en changeant simplement le genre de certains personnages. Finalement, cela m’a plu. Ensuite, Fleurus m’a sollicitée pour écrire La BD des filles3. Je me suis alors demandé si on allait m’autoriser à faire autre chose… C’est alors que j’ai écrit Les Plumes4, d’abord parce que j’avais des idées sur les écrivains et que François Ayroles aimait bien le projet, mais je tenais aussi à ce que les personnages soient des hommes. Cela me rassurait de pouvoir publier ce livre. Après cela, je n’ai plus eu peur que l’on m’enferme dans la catégorie "autrice pour lectrices".
Comment est née l’idée du projet Les Gencives, sur lequel vous avez travaillé durant cette résidence, et que raconte cette histoire ?
Anne Baraou : Nous avons, Vincent Vanoli et moi, réalisé ensemble un premier livre, Yuna5, à partir d’une idée que j’avais eue et qui lui a plu. Le principe était de prendre trois personnages complètement opposés – un gendarme, une personne trans et une femme rom – et d’arriver à les faire s’entraider. Le livre est paru en février 2024. Vanoli m’a alors proposé d’en faire un autre. Cela m’a fait très plaisir, car, pour Yuna, c’était la première fois qu’il travaillait avec un scénariste et, visiblement, il était content de notre collaboration.
Pour le deuxième projet, je n’avais pas de trame déjà en tête qui pouvait correspondre à son univers. Comme nous étions partis, pour Yuna, de l’idée de personnages assez forts, je lui ai suggéré, cette fois-ci, de nous inspirer plutôt de paysages. Il faut bien sûr des personnages pour porter l’histoire, mais l’idée était de faire entrer un peu plus le paysage en interaction. Vanoli m’a proposé d’ancrer le récit à Big Sur, en Californie, un endroit où il est allé il y a quelques années et qui l’a beaucoup impressionné. Je me suis alors documenté pour bâtir mon histoire. Que ce soit par Miller ou par Kerouak, le lieu est toujours décrit comme un endroit magnifique, mais un peu dangereux, où les couples se séparent et où seuls des malheurs arrivent. On ne peut manifestement pas faire de l’humour à Big Sur… Le récit commence donc par une mort rapide et dramatique. Ensuite, il raconte comment le personnage – une femme – arrive, ou pas, à s’en sortir, dans un décor qui lui est étranger et qui est très prégnant. Elle va se débattre avec elle-même, entre sa culpabilité, son deuil impossible et ce qu’elle sait de la vie de son amie décédée.
Si vous avez beaucoup lu pour préparer ce projet, quelle est la part de documentation dans votre travail en général ?
Anne Baraou : Pour Yuna, je me suis documentée sur la culture rom, qui me fascine, sur la vie des gendarmes et sur les parcours trans, mais cela ressort assez peu, finalement. C’était surtout pour ne pas faire de contresens. Je me suis aussi beaucoup renseignée pour écrire un roman graphique qui va bientôt paraître chez Delcourt et qui parle d’horticulture6. Mais jusqu’à présent, je ne travaillais pas trop ainsi. Ma doc, c’était la vie quotidienne, surtout.
Comment se passe concrètement le travail à deux sur un livre, notamment avec Vincent Vanoli ?
Anne Baraou : Les rencontres me construisent. C’est souvent moi qui vais les chercher, par affinité ou parce que ce sont des artistes dont je comprends la démarche ou le travail, et vice versa. En règle générale, je fais le découpage et les dialogues. Vanoli intervient davantage, en proposant par exemple d’ajouter des cases ou au contraire, d’aller un peu plus vite sur certains passages. Cela reste tout à fait classique dans ce genre de collaboration. En revanche, ce qui est assez singulier dans son cas, c’est qu’il tient à oublier l’histoire. On se met d’accord sur un synopsis et ensuite, il met un point d’honneur à l’oublier pour ne pas s’ennuyer en dessinant et pour être surpris par ce qu’il reçoit. Je lui envoie mon travail par groupes de 20 planches environ. J’écris donc au fur et à mesure en prenant en compte la façon dont il a dessiné le début pour écrire la suite. De son côté, il lit chaque nouvelle série de planches avec un regard frais – ce qui me permet de prendre du recul – et une attention particulière portée au rythme. C’est un projet au long cours, et je me rends compte, aujourd’hui, que c’est très bien de ne pas se précipiter.
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1. "Créé en 1992 au sein de L’Association, l’OuBaPo (ouvroir de bandes dessinées potentielles) explore, comme son aîné l’OuLiPo l’avait inventé pour la littérature, la bande dessinée sous contraintes"
(source : www.lassociation.fr).
2. Une demi-douzaine d’elles, 6 tomes, scénario Anne Baraou, dessin Fanny Dalle-Rive, éditions L’Association, 2002-2008.
3. La BD des filles, 4 tomes, scénario Anne Baraou, dessin Colonel Moutarde, éditions Fleurus, 2007-2010.
4. Les Plumes, tomes 1 et 2, scénario Anne Baraou, dessin François Ayroles, éditions Dargaud, 2010 et 2012.
5. Yuna, scénario Anne Baraou, dessin Vincent Vanoli, éditions L’Association, 2024
6. Comme une fleur, scénario Anne Baraou, dessin Amélie Patin, éditions Delcourt, à paraître (mars 2025).