Liberté, altérité et hybridité : aux formes et cætera
Lauréate de la résidence d’écriture francophone Québec/Nouvelle-Aquitaine, portée par ALCA et l’Institut Canadien de Québec (ICQ), Éloïse Demers-Pinard a posé ses valises à la Villa Valmont du 2 au 27 mai 2024, après une première étape d’un mois à la Villa Bloch à Poitiers. Le temps pour cette autrice voyageuse, toujours en quête d’images poétiques et de formes textuelles ou sonores, de se consacrer à son nouveau projet, Méthode compensatoire, et de prolonger et d’enrichir sa réflexion, pendant ce temps rare qu’elle qualifie d’unique, sur ses interrogations sur le monde, sur son sens, sur autrui, sur les arts et leur hybridité et au fond, par renversement limite photographique comme un révélateur inévitable, sur elle-même…
C’est son tropisme pour le journalisme littéraire et la non-fiction qui a motivé sa candidature à ce parcours de résidences croisées entre la Nouvelle-Aquitaine et le Québec (son homologue française était l’autrice néo-aquitaine Aliona Gloukhova dont la résidence a duré deux mois à la Maison de la littérature de Québec). En effet, depuis ses études de journalisme, Éloïse Demers-Pinard est sensible à la place accordée à cette littérature dans le paysage éditorial français, elle cite immédiatement les éditions du sous-sol avec sur la marche de son intime podium l’autrice américaine Maggie Nelson (Bleuets se révèle une référence absolue pour elle) dont l’œuvre répond à la porosité et la diversité des formes qui animent la pratique et la recherche expérimentale d’Éloïse (écriture documentaire, écriture poétique, écriture sonore). Née en 1992 à Boucherville, Éloïse avoue avoir passé son enfance à "récréer des mondes, à user et abuser des déguisements" avec une grande soif et un immense besoin d’imagination nourris et amplifiés par la lecture. Se sentant rapidement en décalage face à la neutralité imposée par l’écriture journalistique qui la limite à l’époque dans sa pratique, elle souhaite trouver "sa voix" dans une forme plus "proche de sa façon de voir le monde" et enfin "écrire et raconter des histoires" comme elle avait l’habitude de le faire enfant et comme elle n’a jamais cessé au fond de le faire car dès la fin de l’adolescence, Éloïse s’essaie aux formes courtes, à l’écriture de poèmes, de fragments. Elle s’inscrit alors en Master de recherche et de création à l’UQAM et c’est lors de l’année obligatoire pour intégrer cette formation, en cours de littérature, qu’un certain début va s’écrire. C’est grâce à une image abstraite lors d’un atelier d’écriture, support imposé par sa professeure, (image dont elle ignore tout encore aujourd’hui à part le nom, comme une image mentale apatride figée à l’état du souvenir) et dont le nom évoque, dans notre bibliothèque collective comme l’écrirait Pierre Bayard, Marguerite Duras : Moderato cantabile. Le texte généré à partir de cette image déterminante, primé à un concours, diffusé dans un MOOC du Centre Pompidou, deviendra une des trois variations poétiques de son premier livre Trois chambres sans lit publié en 2019 aux Éditions Del Busso, sous le sous-titre Mutilation cantabile.
"Quelle différence entre le ciel et le large ?
Les jours polaires empêchent tout contraste sur le blanc des icebergs."
Extrait de Trois chambres sans lit
Écrivant en parallèle des documentaires sonores, Éloïse affirme que son écriture documentaire est sans cesse tourné vers autrui "même quand je parle de moi c’est avec les autres". C’est dans cette perspective qu’elle choisit une expérience intime comme objet d’étude pour son sujet de mémoire : à 22 ans Éloïse reçoit le diagnostic du syndrome des ovaires polykystiques. Cette annonce est si prématurée "je ne savais pas si je voulais des enfants, je n’avais pas essayé" qu’elle se pose la question de sa légitimé pour écrire sur cette thématique, l’annonce pour elle n’ayant pas été "dévastatrice", elle part à la recherche de témoignages de femmes souffrant du même trouble. Elles seront onze à répondre à l’appel, matériaux du deuxième texte choral et poétique C’est pourquoi meurent les jardins publié en 2022 aux Éditions du Noroît. Mais les propos rapportés qui opèrent de manière limpide sur les ondes se heurtent à l’écriture car dans la démarche de l’autrice le fond sert toujours la forme, c’est la forme qui prime, le fond doit s’adapter au medium. Le "je" multiple mis en place par l’autrice est un "nous" perceptible, il est un "je" qui s’efface tout en restant visible. Pour Éloïse, écrire n’est qu’une question de distance, trouver la bonne. Pour Méthode compensatoire, un récit sur les troubles alimentaires, s’appuyant aussi sur de la matière intime, (l’autrice a souffert de boulimie pendant 10 ans), elle cherche encore la forme, la structure, le squelette quand elle arrive à la Villa Valmont mais elle sait déjà que ce sera un mélange entre de l’écriture poétique, un essai et une enquête journalistique avec les codes que cette dernière réclame. Guérie depuis quatre ans et irritée par tous les récits qu’elle a pu entendre autour de cette problématique, elle décide de donner sa propre version sur cette expérience, dans un geste littéraire autothéorique, alors qu’elle ne l’avait pas envisagée durant sa maladie. Pour elle, "l’homme reproduit lui-même les mécanismes du capitalisme et c’est la raison pour laquelle il développe des troubles alimentaires et cet individualisme de plus en plus croissant cause des troubles", "nous sommes nos propres bourreaux, on n’a plus besoin du système pour nous oppresser parce que c’est inné". Éloïse, marquée par les stigmates et les séquelles de la maladie comme l’anxiété de performance, l’exigence, la perte de sens, un rapport à l’esthétique altéré telle une absence de sensations devant un paysage d’une beauté indiscutable, confie être si dure envers elle-même qu’elle s’inflige souvent des pensées ou des propos dont elle a bien conscience qu’elle ne les tolèrerait de personne d’autre. En lectures préparatoires l’autrice lit Byung-Chul Han et son traité Société de la fatigue (en référence à La société de la discipline de Michel Foucault) ou Corinne Morel Darleux et son essai Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce illustrant sa thèse sur le refus de réussite. Éloïse s’interroge sur les mécanismes à adopter face aux menaces multiples d’effondrements dans le but de préserver la santé mentale de chacun. "Les hommes ont développé la technique du multitasking au quotidien, c’est ce que font les animaux pour survivre, et c’est cette abondance de tâches, cette sollicitation extérieure permanente qui entrainent une dérive cognitive, un stress et une anxiété cognitifs contreproductifs et néfastes à long terme".
Ralentir le rythme, s’extraire du quotidien et de ses interférences c’est ce que lui permet ce temps de résidence, "je peux même m’ennuyer, c’est un luxe". Les journées d’Éloïse à la Villa Valmont se ressemblent mais ne sont jamais tout à fait les mêmes : Éloïse court, Éloïse lit, Éloïse écrit, Éloïse va au cinéma (elle aime l’univers étrange et singulier de Alice Rohrwacher ou encore celui intimiste de Kelly Reichardt), elle semble connaître toutes les recoins des salles de l’Utopia de Bordeaux et surtout Éloïse parle, parfois pendant des heures avec ceux qu’elle appelle "mes colocataires" de leurs projets en cours mais aussi de tout ce qui gravite autour. "Ce sont comme des satellites de pensées, quand on écrit normalement on est seul avec son stylo, on ne sait pas vraiment ce qu’on fait dans le fond, c’est une chance incroyable de pouvoir partager ces instants de création avec d’autres à l’instant T, les doutes deviennent plus légers". Quand elle rentrera au Québec, son roman, une sorte de road-movie (qu’elle a mis en pause) l’attend au milieu d’autres projets sonores (les balados) comme la fiction pour la radio Huitième île (finaliste aux Prix Numix dans la catégorie Fiction et expérimental en 2024) ou le documentaire sonore immersif La chasse interdite. Éloïse aime avoir deux pratiques qu’elle mène en parallèle, cette diversité des médiums traduit pour elle une cohérence précieuse plus qu’un éparpillement "cela me permet d’avoir l’impression de faire ce que je veux" pour elle c’est surtout sa liberté. Elle aime les œuvres inclassables et quand je lui demande de me citer un ou une artiste phare, Sophie Calle surgit comme une évidence "elle a une posture qui m’inspire beaucoup, c’est toujours brillant, elle peut aller où elle veut". "Mes idées je ne les réfléchis pas nécessairement par médiums, le médium s’adapte à l’idée, ça pourrait même être une installation, c’est comme cela que je l’envisage au départ, ma création ne fonctionne pas en unipratique". Éloïse repart surtout avec une découverte fondamentale sur elle-même, elle, qui a souvent eu peur de parler par peur de déplaire, a appris pendant ce séjour à assumer "une réflexion à tâtons, hésitante", une réflexion work-in-progress qui permet la nuance, la souplesse, la tolérance, l’itinérance, la liberté en somme que la création demande et offre dans un mouvement cantabile, dans une certaine cadence.
Aurélie Lacroix s’intéresse particulièrement à la manière dont les œuvres d’art issues de différentes disciplines s’influencent, se répondent, se nourrissent. Cette passionnée de littérature et d’art contemporain est sensible aux démarches de Joan Didion, Sophie Calle, Nathalie Léger et Édouard Levé.
L’Unique Objet de mon regard, son premier roman, a notamment été sélectionné pour le Prix des Inrockuptibles (catégorie premier roman) 2023 et pour le Prix des lectrices et des lecteurs des bibliothèques de Paris 2024.