"Atlas Oculto" : art, histoire et géographie des villages espagnols engloutis
Atlas Oculto, c’est d’abord l’histoire d’une géographie. Celle, bien réelle, de la disparition de centaines de villages dans le Nord de l’Espagne lors de la construction des grands barrages au XXe siècle. C’est aussi celle d’une quête, comme on part à la recherche d’un trésor englouti, en explorant les vides de la carte, tout ce qu’elle ne montre pas, ce qui est occulté. C’est enfin un récit, à la fois historique et politique, où se mêle la mémoire de l’intime.
Après douze ans de préparation et de recherche, une immersion dans les lieux du film, une exposition, un long travail d’écriture – mené, notamment, au Chalet Mauriac en 2018 –, le documentaire d’Anne-Laure Boyer, coproduit par L’Atelier documentaire, 601 et Azaroa Films et soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine, sort enfin. Il fait partie de la sélection du Mois du film documentaire 2025.
Depuis la fin du XIXe siècle, l’eau est au cœur de la politique espagnole. Elle fut considérée par les régénérationnistes[1] comme le moyen privilégié pour sortir le pays de sa crise politique, économique et sociale. Dès lors, de dictature en République, le pouvoir n’a eu de cesse, durant tout le XXe siècle (et au-delà), de mener une politique hydraulique extrêmement ambitieuse, qui a connu son apogée après la guerre civile avec la construction de barrages et de canaux monumentaux. L’eau est devenue un élément essentiel de la propagande franquiste.
Dans Atlas Oculto, les images et les voix d’archive de cette époque, qui se superposent aux visions aériennes actuelles – un paysage "dystopique" et lunaire, hors du temps – soulignent avec une ironie tragique les promesses non tenues par cette politique : "L’esprit de fraternité du mouvement national espagnol qui parcourt les terres et les villages d’Espagne pour libérer nos paysans, pour irriguer les terres autrefois arides et abandonnées, pour […] mettre à flot […] de nouveaux bateaux qui […] permettront d’échanger nos produits et d’assurer à chaque foyer espagnol du pain, de l’électricité et du travail !" Pour les populations locales, les conséquences morales, économiques et sociales consécutives à cette politique sont dramatiques. Les habitants, dont Anne-Laure Boyer a recueilli les témoignages, ont tous été expropriés de leurs terres et de leurs maisons tandis que les compensations promises n’ont que très partiellement été mises en œuvre. Ruesta, Tiermas, Esco, Mediano, Mipanas, Puy de Cinca… des centaines de villages détruits dans la province de Saragosse pour la construction du barrage de Yesa et de son lac, que l’on appelle "la mer des Pyrénées". Plus à l’ouest, c’est le barrage de Riaño, dans la province de Léon. Le village du Vieux Riaño fut entièrement détruit en 1987 en dépit d’importantes mobilisations populaires et des affrontements entre habitants réfractaires et forces de l’ordre. Les images médiatiques de ces événements font partie du matériau qu’utilise Anne-Laure Boyer pour construire son film.
C’est la partie historique, factuelle, militante et très instructive du film, qui nous fait passer, nous, spectateurs, de la position un peu béate du touriste fasciné par l’esthétique de ces sites à un sentiment de révolte face à l’injustice de ce que ces populations ont vécu.
Pourtant, en dépit de cette réalité historique odieuse, un sentiment de beauté nous saisit aussi. Il tient à la fois à la forte dimension artistique du film et à la capacité de résilience des habitants de ces régions défigurées. Ils parviennent, par-delà les souffrances vécues, à reconstruire un imaginaire collectif en ressuscitant la mémoire de ces lieux engloutis.
Atlas Oculto explore la relation métaphysique de l’Homme avec la terre d’où il vient, celle qu’il a perdue, qui a été engloutie, mais qu’il n’a pas oubliée. "Sous la terre, il y a d’autres terres. Derrière les noms des pays, il y a d’autres pays. Dans un homme qui marche, il y a d’autres hommes." Ce sont ces récits cachés derrière les paysages existants qu’Anne-Laure Boyer va déterrer à force de recherches, d’enquêtes de terrain, d’entretiens, de récolte d’objets… Un vrai travail d’archéologue dont elle retire tout un matériau, des traces et des survivances qu’elle façonne ensuite pour leur donner une forme artistique. Nous voyons les mains de la réalisatrice-artiste en train de fabriquer, de façonner la représentation plastique de l’histoire racontée : la carte des lieux disparus, un village miniature en argile crue qui, immergé, se délite et redevient poussière. Une maquette, que l’artiste construit ou détruit au gré du mouvement de l’eau[2], sur les murs de laquelle se profile l’ombre de la cinéaste dans une scène très poétique. Ce va-et-vient entre récit documentaire et scènes allégoriques est peut-être aussi, pour Anne-Laure Boyer, une façon symbolique de rattacher l’histoire de ces hommes et de ces femmes à la sienne, à ce vide laissé par le pays disparu de ses propres ancêtres, auquel elle fait allusion dans le film. Comme une manière de créer des résonances entre les vécus des uns et des autres à travers la construction d’un imaginaire collectif, que l’artiste déploie dans tout son travail.
Une autre scène singulière, qui ressemble à une performance artistique, trouve son origine dans une histoire bien réelle : des personnes nues, recouvertes d’argile, évoluent dans ce paysage de montagnes, de ruines et de boue et se baignent dans des sortes de piscines naturelles. On pourrait penser, en voyant ces hommes et ces femmes se couvrant le corps avec la terre de leur pays, à une évocation métaphorique du texte de la Genèse ("Tu retournes à la terre, puisque c'est d'elle que tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière[3]"). Mais la réalité dont s’inspire cette séquence est tout autre : la scène se déroule à Tiernas, un village englouti. D’octobre à décembre, quand le niveau d’eau du réservoir baisse, on peut visiter les vestiges de son ancien spa romain sur le site duquel avait été construit un hôtel thermal de luxe. Les piscines naturelles, nées des inondations et creusées dans les ruines, ont été transformées en attraction touristique. Survivance du passé thermal de la ville détruite, cette sorte de rite annuel redonne vie, ponctuellement, à ce site englouti.
Car Anne-Laure Boyer s’intéresse avant tout, à travers ce film, au processus de reconstruction de ces personnes expropriées de leurs terres, de leurs maisons, de leurs racines, mais qui luttent, par des moyens différents, pour restaurer et faire vivre ce patrimoine matériel et immatériel qui leur a été pris.
Il y a le récit de ces deux jeunes amis revenus sur les lieux de leur enfance. Ils y installent un campement et commencent, peu à peu, sans vraiment savoir où cela les mènera, à bâtir, une pierre après l’autre, un refuge qui naîtra sur les décombres de la maison familiale détruite.
Il y a l’homme qui part à la recherche des habitants de son ancien village, tous dispersés, avec pour seul moyen, un annuaire téléphonique. Il parvient petit à petit, par sa persévérance, à les réunir pour organiser à nouveau la fête annuelle du village, qui se perpétue au milieu des ruines. Ce sont d’abord 10, puis 20, 30, 50 personnes, qui retournent au village pour un grand déjeuner joyeux.
Maintenir ses traditions locales est une manière d’en conserver la mémoire. Ainsi, la préparation et le déroulement du carnaval qui clôt le film nous laissent sur la forte impression d’un peuple nourri de culture et de rites ancestraux, qui survivent grâce au courage et à la détermination de ces hommes et de ces femmes solidaires et tous unis par l’attachement à leur terre. Un bel exemple de résilience et de permanence par-delà les mouvements et les perturbations incessantes de notre monde.
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[1] Le régénérationnisme est un mouvement intellectuel espagnol qui, à la charnière du XIXe siècle et du XXe siècle, mène une profonde réflexion sur les causes de la "décadence" de l’Espagne en tant que nation (source : Wikipédia).
[2] En période de sécheresse ou d'utilisation de l'eau pour irriguer ou produire de l'électricité, les barrages sont à sec et les ruines redeviennent visibles. Ainsi, les villages apparaissent ou disparaissent selon les mouvements de l’eau.
[3] Genèse, Chapitre 3, verset 19.