Bande dessinée d’aujourd’hui pour auteurs d’hier


2020 ayant été consacrée "année de la bande dessinée" par le ministère de la Culture, ALCA a souhaité mettre en valeur le patrimoine littéraire de la région en faisant appel à des auteurs du 9e art. L’agence a ainsi confié au bédéiste Guillaume Bouzard la coordination d’un projet original de mise en valeur des fonds de patrimoine écrit de cinq bibliothèques de Nouvelle-Aquitaine.
La bande dessinée est partout, et tout est en bande dessinée : cantonnée pendant une bonne partie du XXe siècle à un public de jeunes garçons dévorant des albums d’humour ou d’aventure en 48 pages et couverture cartonnée, elle est devenue depuis le début des années 1990 un art majeur et ouvert à un large public, tant du point de vue de la fiction que du documentaire. Qui parle le mieux de l’aventure dans l’espace de Thomas Pesquet ? Probablement la bande dessinée de Marion Montaigne Dans la combi de Thomas Pesquet (Dargaud, 2017). Quel livre permet de comprendre le fonctionnement et l’histoire de l’économie mondiale en se distrayant ? Economix de Michel Goodwin et Dan E. Burr (éditions les Arènes, 4e édition, 2019). Ces deux grands succès de librairie des années 2010 soulignent combien ce medium est devenu incontournable pour toucher un large public, jeune et moins jeune, nourri et féru d’images.
La littérature n’est pas en reste, tant ses liens avec les cases et les bulles sont riches et anciens : les dessinateurs de bande dessinée, comme avant eux les scénaristes de cinéma, puisent régulièrement dans les œuvres littéraires pour trouver des pépites : des histoires et des formes originales pour les raconter. Parmi les adaptations en bande dessinée réussies de ces dernières années, on peut citer les quatre romans de Jean-Patrick Manchette adaptés par Tardi (regroupés en un seul volume aux éditions Futuropolis, 2016) ou le glaçant Rapport de Brodeck de Philipe Claudel, adapté par Manu Larcenet (en deux tomes aux éditions Dargaud, 2015 et 2016). Le 9e art est aussi devenu le biais privilégié pour évoquer la vie des célébrités, artistes et écrivains, suivant ainsi la mode des biopics au cinéma. Pablo Picasso (Pablo de Clément Oubrerie et Julie Birmant, quatre tomes, Dargaud, 2012-2014) ou Olympe de Gouge (Olympe de Gouge par José-Louis Bocquet et Catel, Casterman, 2016) ont ainsi pu renaître en bande dessinée.
À l’occasion de l’année 2020 de la bande dessinée, ALCA souhaite mettre en valeur le patrimoine littéraire de la région en faisant appel à des auteurs du 9ème art. L’agence a ainsi confié au bédéiste Guillaume Bouzard la coordination d’un projet original de mise en valeur des fonds de patrimoine écrit de cinq bibliothèques de Nouvelle-Aquitaine. Pour l’auteur, qui a lui-même revisité le mythe de Lucky-Luke dans Jolly Jumper ne répond plus (éditions Lucky Comics, 2017), "la bande dessinée, par son aspect attirant, imagé et ludique peut être un très bon medium pour vulgariser et valoriser des pans de la culture qui n’attirent pas d’emblée le public. C’est le cas avec le patrimoine littéraire qui peut être associé, en particulier pour les plus jeunes, à un cadre scolaire contraignant."
"Ce sont aussi des commandes pour des auteurs qui ont besoin de travailler pour vivre de leur art : j’ai choisi de faire appel à des artistes qui ne sont pas forcément les plus connus et sont donc moins sollicités par ailleurs."
Chaque auteur ou duo d’auteurs a carte blanche pour réaliser deux planches sur un auteur et donner envie de le découvrir ou de le relire. Yann Fastier s’intéresse ainsi à Pierre Loti à Rochefort (17), Witko et Nena à Eugène Fromentin à La Rochelle (17) et Claire Bouilhac à Léon Bloy à Périgueux (24). Pour évoquer Jean Giraudoux, c’est Jeanne Balas qui s’installe à Bellac (87) pendant que Samuel Ménétrier va sur les traces de Louis Chadourne à Brive et Tulle (19). Chaque auteur de bande dessinée se plonge dans les fonds des bibliothèques partenaires pour se nourrir des textes, manuscrits, correspondances, photographies et autres archives conservées. À partir de cette matière patrimoniale, il pourra librement évoquer une œuvre, un épisode de la vie de l’auteur ou encore le lien privilégié qui le lie à cet écrivain du patrimoine littéraire. Guillaume Bouzard précise : "J’ai sollicité six auteurs de Nouvelle-Aquitaine dont j’aime le travail. Je souhaite les laisser très libres dans l’angle d’attaque du sujet : deux planches c’est peu et ça ne permet pas de résumer une œuvre ou de retracer la vie d’un auteur. Je pense que les auteurs de BD vont plutôt partir d’anecdotes, de moments de la vie de l’auteur ou d’expériences personnelles pour contourner les choses et les présenter sous un aspect inattendu voire drôle."
Cette commande d’ALCA est aussi un signe tangible du soutien que l’agence apporte aux auteurs de Nouvelle-Aquitaine, au moment où ils revendiquent de pouvoir mieux vivre de leur activité. Guillaume Bouzard précise ainsi : "Ce sont aussi des commandes pour des auteurs qui ont besoin de travailler pour vivre de leur art : j’ai choisi de faire appel à des artistes qui ne sont pas forcément les plus connus et sont donc moins sollicités par ailleurs."
Du côté des bibliothèques, ce projet s’inscrit dans la continuité de la valorisation du patrimoine écrit, dans le cadre du Pôle associé régional liant ALCA, la Drac Nouvelle-Aquitaine et la Bibliothèque nationale de France. L’agence poursuit cette mission depuis plusieurs années, avec des réalisations originales alliant numérique et fonds patrimoniaux, comme "Les Clefs du patrimoine écrit". Cette commande auprès des bédéistes constitue une bonne occasion pour les cinq bibliothèques partenaires de mettre en lumière leur fonds de patrimoine écrit. Pierre Bacle, bibliothécaire et responsable du service Culture de la Communauté de communes Haut-Limousin-en-Marche salue cette initiative qui représente pour lui "une belle opportunité à la fois pour le territoire du Haut-Limousin et pour le fonds Giraudoux de la bibliothèque de Bellac". "Je suis heureux que ce soit une jeune artiste de 27 ans qui ait été choisie, je pense que cela pourra permettre de 'dépoussiérer' un peu l’image de Giraudoux, notamment auprès des plus jeunes." Rompu depuis de nombreuses années à la valorisation littéraire, le bibliothécaire ajoute : "J’aime cette idée de croiser les regards sur différents auteurs : je suis sûr qu’une exposition de planches sur ces cinq auteurs touchera un public plus large qu’une étude monographique sur un seul écrivain."
Les dix planches de bande dessinée créées spécialement à l’occasion de cette commande seront proposées sur le site Internet d’ALCA avant d’être exposées dans les bibliothèques partenaires du projet.
Fonds conservé à la Médiathèque de Bellac (87)
Le petit mot de Jeanne :
Au lycée j’avais étudié Électre de Giraudoux et j’en gardais un très bon souvenir. Les personnages, la poésie, les émotions, beaucoup de choses qui m’avaient touchée à l’époque et que j’ai retrouvées après une deuxième lecture… Alors j’ai lu d’autres textes de lui, et ce qui m’a frappé, c’est cette pluralité de personnages féminins, bien vivants, drôles, tendres et tragiques, quoique parfois assez clichés...
Et surtout l’amour, que j’ai trouvé comme un pivot dans une grande partie de ses œuvres. Les personnages semblant mener un débat sur sa nature, son essence, et son rôle.
C’est donc naturellement que j’ai eu l’idée de ce dialogue. Le théâtre et la bande dessinée faisant bon ménage, je suis allée piocher des personnages de ses pièces et romans, pour les "caster" dans cette saynète.
Devant toutes les possibilités, j’ai retenu les œuvres Ondine, Juliette au pays des hommes, Amphytrion 38 et bien sûr Électre !
3 Epub au catalogue : L’Apollon de Bellac ; Supplément au voyage de Cook ; Suzanne et le Pacifique
Fonds conservés à la Médiathèque Pierre Fantac à Périgueux (24) et à la médiathèque Michel-Crépeau à La Rochelle (17)
Le petit mot de Claire :
Je ne connaissais pas Léon Bloy, je dois l’avouer. Mais j’aime bien Périgueux. Aux premières recherches sur le personnage, on tombe sur ses moustaches énormes et son regard invraisemblable. J’ai découvert ensuite son écriture étonnante, compliquée, cultivée, et son humour cinglant. C’est ce que j’ai voulu passer dans mes planches, en n’utilisant que ses citations pour dialogues.
2 Epub au catalogue : Histoires désobligeantes ; Les Désespérés
Fonds conservé à la Médiathèque Michel-Crépeau à La Rochelle (17)
Le petit mot de Nena & Witko :
Prétendre résumer une vie en deux pages est évidemment un leurre, mais Eugène Fromentin n'est pas de ces artistes dont le travail peut se condenser en une oeuvre. L'artiste se passionnait tant pour les sociétés que l'on qualifiait à l'époque d' "exotiques" que pour l'introspection et la psychologie. Entre les peintures de fermettes charentaises et les paysages lumineux du Maghreb, entre le roman Dominique qui décortique le sentiment amoureux et ses carnets de voyage qui flirtent avec l'anthropologie, transparaît la figure d'un personnage riche, ouvert, partagé entre l'intime et le grandiose. La préface de son livre adressée à George Sand, où il s'excuse pour la qualité de son œuvre avec des airs d'élève appliqué mais désespérément médiocre, nous l'a rendu définitivement sympathique.
3 Epub au catalogue : Eugène Fromentin : 1820-1876 par Ernest Brard ; Une année dans le Sahel, journal d'un absent ; Dominique
Fonds conservé à la Médiathèque de Brive (19)
Le petit mot de Samuel :
J’ai été sollicité pour adapter en bande dessinée la vie ou l’œuvre de l’auteur corrézien Louis Chadourne. Ce travail, réalisé sur deux planches, nécessitait un récit court, d’où le choix d’illustrer un des poèmes de l’écrivain. En effet, relater la vie de Louis Chadourne, ou même résumer un de ses romans, n’aurait pu se faire sur un format court, qu’au détriment de l’œuvre, ou en omettant des instants-clés de la vie passionnante de ce romancier de talent qu’est Louis Chadourne. J’ai donc choisi de dessiner le poème Incertitude, un texte court mais empreint d’une forte charge émotionnelle qui dépeint, à mon sens, l’état d’esprit de Louis Chadourne, d’une manière assez frappante. Un esprit de romance, de connaissance, d’humanisme, de voyage et d’exotisme.
4 Epub au catalogue : Le Pot au noir ; L’Inquiète adolescence ; Terre de Chanaan ; L’Indésirable
Carte documentaire : L’Été numérique de Louis Chadourne
Fonds conservé à la Médiathèque de Rochefort (17)
Le petit mot de Yann :
Par goût personnel, j’aurais plutôt choisi Léon Bloy, écrivain d’une tout autre carrure, mais j’avais un compte familial à régler avec Loti. Fêté, décoré, célébré, récompensé, commémoré, le très officiel Pierre Loti l’a été et le sera encore, alors que ma grand-mère, non. Ce n’est donc pas sans malice que j’ai voulu profiter de ces deux pages pour lui rendre hommage à elle, sous le couvert de Pierre Loti qui ne m’en voudra pas puisqu’il est mort.
3 Epub au catalogue : Les Trois Dames de la Kasbah ; Cinq lettres inédites à Alice Barthou ; Viande de boucherie
Le petit mot de Thibaut :
En quelques lignes pourquoi j'ai choisi Antoine d'Abbadie :
- Premier coup d'œil sur Wikipédia : il était numismate… et moi aussi !
- Ensuite, j'ai relu l'Affaire Charles Dexter Ward de Lovecraft pendant mes insomnies du 1er confinement… et j'en ai fait des cauchemars ! Quel maître !
- Quand j'ai vu qu'il était parti 10 ans en Abyssinie, j'ai trouvé ça louche… Il expérimentait des choses un peu étranges : les vibrations et le magnétisme terrestre… Son château est un laboratoire, un bestiaire et un cabinet de curiosités… L'origine des Basques est un mystère… Il ne m'en fallait pas plus!
- J'ai vachement envie d'aller visiter le château-observatoire dès que ce sera possible, c'est un bon prétexte pour aller faire un weekend au Pays basque… quand on sera déconfinés !
Ciao
Le petit mot de Cécile :
J'ai toujours eu un faible pour la poésie, par-ci, par-là, des rimes, des sons ; écolière, je soignais particulièrement mon cahier de poèmes. Dans la liste proposée, j'ai trouvé Francis Jammes dont je ne connaissais que "la prière" (grâce à Brassens !), j'ai opté pour le souvenir ensoleillé de mes cahiers d'enfant. Et cerise sur le goûter : j'aime les "sujets" décrits par Jammes.
Le petit mot d'Afif :
Être élevé par une maman seule avec 3 enfants, et pour l'avenir de ma fille (mon modèle pour représenter André sur ses deux pages), naturellement ce choix s'est porté sur André Léo, que j'ai appris à découvrir, et la cause féministe qu'elle défend ardemment.
Le petit mot de Natacha :
Je ne connaissais pas Gaston Chérau, ce qui m'a attirée vers lui, c'est ce qu'en écrivait ses camarades écrivains, ceux qui l'ont côtoyé, "un bon camarade, un bon vivant", et puis j'ai découvert ses textes, et j'ai vraiment été surprise et émue par sa proximité avec ses personnages, il les écoute, ne les juge pas, j'ai aussi découvert son parcours de journaliste, il témoigna des horreurs de la guerre "à fendre le cœur le plus dur".
Le petit mot de Patrick :
Au début des années 70, j’ai vu à la télévision, au Cinéma de minuit, un film qui m’a beaucoup impressionné. C’était Les Mains d’Orlac. Impossible de me souvenir aujourd’hui s’il s’agissait de la version de Karl Freund de 1935, Mad Love, avec Peter Lorre, ou celle de 1960, d’Edmond T. Gréville.
Toujours est-il que j’ai trouvé l’histoire fascinante, et que ça a développé chez moi un véritable intérêt pour les univers fantastiques. En plus du cinéma et de la bande dessinée, je me suis mis à dévorer des tas de romans et nouvelles de Ray Bradbury, Robert Bloch, Edgar Poe, Wells, Bram Stoker, Mary Shelley, et plus tard, Jules Verne, Maupassant, Meyrink, Jean Ray, Anne Rice ou Stephen King. Ce fût donc avec un réel plaisir que j’ai redécouvert l’œuvre de Maurice Renard, le père du "merveilleux scientifique", et involontairement, celui de ma propre passion.
Le petit mot de Franck :
Si j'ai choisi François Mauriac, dans la liste qui m'était proposée, c'est tout simplement parce que c'est un des auteurs qui m'était le plus familier. Et le seul Bordelais de la liste aussi, comme moi ! Ce n'était pas un critère de sélection au départ mais ça l'est devenu !
Imprégné de sa région, il a su me captiver dans mes années collège et susciter mon appétit de lecteur. J'ai trouvé que ce projet était une belle manière de lui rendre hommage et de faire un clin d'œil à cette époque de ma jeunesse où certaines de ses œuvres m'ont accompagné.
Le petit mot de Richard :
Honnêtement, je ne connaissais pas les écrits de Jean-Richard Bloch avant que l'on me propose ce projet. C'est un des avantages de notre profession que de nous permettre parfois de faire de belles découvertes, hé, hé !
Collègue d'Aragon et consorts, communiste ayant connu deux guerres mondiales, exilé en URSS à la fin de sa vie... J'ai choisi d'emblée de me pencher plutôt sur ses textes politiques et ses essais "pour essayer de mieux comprendre son temps"... Et là, stupeur, je découvre des textes datant des années 1930 qui me font immédiatement venir en tête des images d'actualité et des questions totalement contemporaines !
Si des images dessinées peuvent donner un sens actuel à des écrits vieux de presque un siècle, sans en changer une virgule, alors je ne suis pas sûr que ce soit de bon augure pour notre société mais, quoiqu'il en soit, je tenais mon sujet ! Bingo !