Béonard Monteau : une résidence en deux temps
J'ai rencontré Béonard Monteau fin juin 2021, lors du week-end d'ouverture de la Villa Bloch, propriété de la Ville de Poitiers convertie tout récemment en résidence d'artistes. Accueilli à la Villa d'octobre 2020 à janvier 2021 dans le cadre du partenariat entre la Ville de Poitiers et la Cité internationale des arts pour l'écriture d'un roman, il présentait au public, lors de ces journées, quatre capsules de lecture avant de s'envoler pour Haïti, son pays d'origine, après deux ans d'absence. Il savait qu'il serait à nouveau en résidence à la Villa du 23 août au 15 octobre pour finaliser son projet, dans le cadre, cette fois, de l'aide à la création en résidence d'ALCA.
Béonard Monteau, du slam au roman
Béonard est revenu d'Haïti éprouvé par les tragiques événements de ces derniers mois dans son pays : l'assassinat du Président ("Je n'aime vraiment pas évoquer ce nom-là."), le tremblement de terre et la tempête tropicale. Il souhaitait revoir ses proches bien sûr mais également tout ce qui a inspiré la trame de son roman, cette épopée de trois jours sur une île vendue par morceaux à d'autres pays et à des multinationales par son Président : "Je voulais capter du réel, les voix parlées, suivre mes personnages."
Huit personnages d'horizons différents clament la gravité de la situation, s'empêtrent dans leur démarche, s'éteignent et s'allument d'où ce titre, Les lucioles ne vécurent que trois nuits.
Arrivé le 23 août à la Villa Bloch, il a poursuivi son travail d'écriture, souhaitant trouver cette distance qui permet d'apporter un peu de comédie à des situations pathétiques et le souffle baroque, espère-t-il, convenant à toute épopée. Musique des mots et musique baroque, comme La Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach qu'il écoute en écrivant.
Béonard est né il y a trente et un ans en Haïti où il a fait des études littéraires. À notre seconde rencontre à la Villa début octobre, il me dit "J'ai écrit très tôt et beaucoup lu. Très jeune je suis tombé en admiration devant les textes qu'écrivait un prêtre-critique littéraire. Et pour cette raison, dit-il en riant, j'ai voulu devenir prêtre ! Ce qui n'est pas arrivé."
Amoureux des mots, de leur musique, c'est tout naturellement qu'il s'est tourné vers la poésie et le slam découvert d'abord par le cinéma (le film Slam avec Saul William) puis avec les grands slameurs Grand Corps malade, Abd Al Malik et Souleymane Diamanka.
Il fait partie – c'est ainsi que les Haïtiens parlent de leurs poètes – des "épouseurs de mots qui ont deux pieds poudrés de la belle littérature".
Il écrit, il écrit... (quelques-uns de ses poèmes sont publiés dans des revues puis dans des ouvrages collectifs) et en même temps il slame. Il slame en musique avec le collectif Feu vers. Sur scène il scande la vie, ses potes, la société et l’amour.
C'est en 2013 qu'il contribue à Écrits pour conjurer la honte, livre collectif paru sous la direction de Chantal Kenol et Lyonel Trouillot avec Demain est un autre jour, texte qui pointe du doigt les exactions de la Mission de stabilisation des Nations unies (Minustha) en Haïti.
Puis c'est le spectacle Slama-Sutra en 2014 : "Une heure et demie pour dire qu’il suffit d’un stylo et d’une feuille de papier pour écrire des itinéraires de voyages, revendiquer la liberté et rappeler que tant que le soleil se lèvera, les hommes auront toujours quelque chose à dévoiler." (Le Nouvelliste).
C'est en 2015 que parait l’Anthologie de poésie haïtienne contemporaine, présenté par James Noël aux Éditions du Seuil, dont il est le plus jeune auteur.
"Coupable devant Dieu
Yeux bandés
mes mots baignent dans le feu carnivore
moi vendeur de questions universelles
j'ai trop rampé dans la procession matinale des chercheurs de vie
tirant ma carcasse déglinguée
suant du pissat qu'on rejette
dans les basses-fosses de la foule
Corps en décombre
en cendres
je suis né loque humaine
Ivrogne de vie humaine
naufragé de ce bord mais pas de l'autre
je trimballe chairs dissoutes en putréfaction
Être une âme va au-delà de toute appartenance
je veux
Monsieur
être quêteur d'âme"
Puis il participe à un nouveau spectacle avec le collectif Feu vers, Lettre à mi-nuit en 2016 : "Jamais le rythme et la mélodie n’ont autant interagi avec le texte, conditionnant sa scansion et son débit. Une révolution, répétons-nous, de provenance américaine. Béonard Monteau met beaucoup d’esprit et de paradoxes dans son dit 'cher docteur, je fume'." (Le Nouvelliste)
"C’est de la poésie, de la vraie. Mais c’est aussi du vrai hip hop, la grande musique, du théâtre bien pensé et de la folie à outrance. Ce que vous faites est beau et grand. Lettre à mi-nuit découle d’un travail immense sur les textes, la musique et d’une intelligente théâtralisation de votre poésie." (écrit d'un fan)
Et Béonard s'envole
Au Canada, avec une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec, il travaille sur des nouvelles et participe au Festival international de littérature à Montréal.
Au Niger, pour des conférences et des ateliers d'écriture aux Rencontres littéraires de Niamey.
À Paris, où il est inscrit actuellement en Master de création littéraire tout en assurant des cours de littérature et de philosophie.
L'idée d'écrire un roman lui trotte dans la tête : "J'ai envie de ce lent processus d'écriture, de tous ses possibles, de cette façon de côtoyer l'éternité, de se sentir invincible." Il voudrait une sorte d'épopée poétique, musicale, avec ce souffle baroque qu'il affectionne. Et, bien sûr tenir un discours sur l'état et la réalité du monde, plus particulièrement sur l'angoisse autour d'Haïti (sans la nommer), de façon distanciée, sans pathos.
Il reconnait des influences littéraires : celle des fables de Gabriel Garcia Marquez, du combat moral d'Ernesto Sábato et surtout l'art de conter, la fantaisie de José Saramago, revisitant à sa manière l'histoire du Portugal, celui dont l'Académie suédoise a dit pour la remise du prix Nobel 1998, qu'il "rendait tangible une réalité fuyante grâce à des paraboles par l'imagination, la compassion et l'ironie".
Le dossier que Béonard dépose à la Cité internationale des arts est remarqué par la Ville de Poitiers qui cherche un résident pour la Villa Bloch à l'hiver 2020/2021. La Ville a ensuite proposé sa candidature à un second temps de résidence dans le cadre du dispositif d'aide d'ALCA.
Béonard va pouvoir écrire en toute sérénité dans ce lieu chargé de mémoire. Sans pour autant se couper du monde. Il assure des actions de médiation comme par exemple des lectures dans le cadre des Journées européennes du patrimoine et un atelier slam avec une classe de 6ème au Collège Jean-Moulin de Poitiers dont l'enseignante est Sandra Lagarde.
Les échanges avec les résidents sont des plus cordiaux et fructueux au point de collaborer ensemble, pendant le second confinement 2020, à la réalisation d'un roman-photo désopilant, J'ai pris racine : "Bernardos, écrivain à la rue, est reçu en résidence d'artistes dans une villa. Mais là-bas tout ne se passe pas comme prévu..." (lire la suite sur le site de la Ville de Poitiers, rubrique "Villa Bloch")
Heureux d'avoir mis un point final à son roman, Béonard me parle de ses projets, de ses envies : "J'aimerais faire de la recherche en littérature haïtienne, de la littérature comparée également, selon les époques. J'ai aussi un projet de bande dessinée sur le tremblement de terre d'Haïti, avec le dessinateur qui était avec moi en résidence à la Villa."
Béonard aime les rencontres. "J'ai envie de mieux connaître les personnes que je rencontre et faire une galerie de portraits." Photographier avec les mots en quelque sorte.
"Je veux être quêteur d'âme…"
La Villa Bloch
Pour de nombreux Poitevins, ce fut une découverte. Depuis son acquisition par la Ville de Poitiers, beaucoup s'interrogeaient :
Où pouvait bien se situer cette villa dont on commençait à parler à Poitiers ?
Qui était cet illustre propriétaire, cet écrivain dont l'œuvre est relativement inconnue ?
Le lieu
En venant du "cœur battant de la cité"1, il suffit de passer le pont Saint-Cyprien, de longer le Clain tout au long de la Promenade des Cours puis de monter vers le sud par les rues si bien nommées du Haut-des-Sables et du Cherche Midi.
Au bout de cette longue montée, c'est la surprise : des prairies, quelques friches, un cul de sac et un-à pic sur la vallée verdoyante du Clain : "la campagne à la ville"1.
Un long mur de pierre entoure un domaine planté de grands arbres, une "sorte de sanctuaire protégé de l'extérieur", et sa demeure, "d'une élégance modeste" comme aime à le dire Nicolas Dorval-Bory, l'architecte choisi pour sa réhabilitation.
Nous sommes à "la Mérigote, une petite maison accrochée au-dessus de la vallée où passe la ligne de Bordeaux, quand on quitte Poitiers en allant vers le midi", écrivait Jean-Richard Bloch à Romain Rolland, le 4 mars 1911.
Carte postale représentant la maison de Jean-Richard Bloch, dessinée par Berthold Charles Désiré Mahn. © Berthold Charles Désiré Mahn / Ville de Poitiers - Grand Poitiers
Jean-Richard Bloch
Écrivain, journaliste, essayiste et intellectuel engagé, Jean-Richard Bloch (1884-1947), a trouvé là, au début du XXe siècle, le calme qu'il cherchait pour écrire, recevoir ses amis (Jenny de Vasson, Diego Rivera, Jules Romains, Berthold Mahn, Georges Duhamel, Daniel Lazarus) et accueillir des artistes en exil. "Si petite qu'elle soit, une maison de campagne a la terre entière comme annexe."1
La Ville de Poitiers ne pouvait rendre plus bel hommage à la mémoire et à l'engagement de Jean-Richard Bloch.2
Depuis 2019 sont invités en résidence des artistes aux disciplines très variées dont un auteur ne pouvant plus créer librement dans son pays d'origine, dans le cadre du Réseau international des villes refuges auquel adhère Poitiers
La Villa Bloch est ouverte au public deux fois par an, en juin (week-end d’ouverture) et en septembre lors des Journées européennes du patrimoine.
1Mots de Richard Bloch
2Pour en savoir plus sur Jean-Richard Bloch : la médiathèque de Poitiers possède de nombreux textes (ouvrages, correspondances, etc.) consultables sur place et, pour certains, en ligne sur son site. Le roman Le Vieux des routes imaginant une épidémie à Poitiers en 1911, réédité en 2021 par Le Carrelet, est disponible en librairie.