Blanc autour
Le titre poétique et elliptique de cette bande dessinée, soutenu par le dessin de jeunes filles noires vêtues comme au XIXe siècle en première de couverture, en dit déjà long sur le contenu de cet album. Blanc autour inaugure une nouvelle collaboration inattendue entre Stéphane Fert et Wilfrid Lupano, aux éditions Dargaud. Inattendue, certes, mais absolument réussie. L'album est sélectionné pour l'édition 2022-2023 De livre en livre, le prix des lycéennes, lycéens et apprenti(e)s de Nouvelle-Aquitaine.
Le dessin de Stéphane Fert, tout en rondeur et légèreté, aux couleurs peu réalistes mais expressives, nous fait deviner une œuvre dont la poésie graphique entrera en contraste puissant avec la dureté du propos. Le contraste n’est pas contradiction. Au contraire, à l’instar de la photographie, le contraste révèle, magnifie reliefs et contours. Stéphane Fert, jusque-là plutôt tourné vers le conte, la mythologie (Morgane avec Simon Kansara chez Delcourt, La Fille aux mille peaux, également chez Delcourt…) s’est donc saisi ici du scénario de Wilfrid Lupano inspiré d’un fait réel étasunien sans pour autant sacrifier les spécificités de son dessin et de ses couleurs. Il aurait pu être tenté par un graphisme plus réaliste. Il n’en fit rien avec raison.
Wilfrid Lupano est un écrivain à la narration fluide, qui manie très bien le mélange des genres au sein d’un même scénario. Humour et réalité cruelle peuvent faire bon ménage pourvu que l’on sache doser, récit historique et critique de la société actuelle se mêlent et s’entremêlent dans ses histoires. C’est un des talents de Lupano déjà rencontrés par exemple dans Les Vieux Fourneaux (avec Paul Cauuet au dessin et Jérôme Maffre aux couleurs chez Dargaud) ou encore L’Assassin qu’elle mérite (avec Yannick Corboz au dessin chez Vent d’Ouest). Difficile de ne pas citer Le Loup en slip, très belle réussite d’album/BD jeunesse, drôle et pertinent à la fois (avec Mayana Itoïz chez Dargaud) qui confirme les intelligentes pirouettes narratives de Wilfrid Lupano. Ces hybridations de genre convoquent un dessin plus mouvant, plus fluide.
La collaboration entre Lupano et Fert – déjà à l'œuvre avec le conte délirant Le cirque est venu chez Delcourt – est, de ce fait, un vrai régal et donne à lire et à voir ce que l’on peut appeler sans coup férir une œuvre originale, sensible et engagée.
Les deux auteurs nous transportent en 1832 à Canterbury, Connecticut. On pourrait croire que cet État, dans lequel l’esclavage avait été aboli depuis 1784, était exempt de faits de violences racistes, de ségrégation (…). En tout cas, bien moins enclin à un racisme endémique que dans les États du sud de la fédération. La relation de cette histoire vraie démontre qu’il n’en fut rien et que l’abolition de l’esclavage peut rester un texte de loi sans effet si les nouveaux droits des anciens esclaves ne sont pas spécifiés dans le même temps. C’est dans cette zone grise de la loi que nous nous retrouvons au côté de Prudence Crandall, jeune institutrice qui va révéler l’hypocrisie et la violence des Américains blancs envers les Afro-Américains.
Prudence Crandall accueille des jeunes filles de la bonne société dans son école et leur prodigue un enseignement riche et diversifié, principe d’éducation pour tous et toutes défendu par la communauté Quaker dont est issue la jeune directrice. Elle acceptera rapidement d’intégrer dans son école une jeune fille de 19 ans, avide de connaissances, issue d’une classe moyenne noire, Sarah Harris. Commencent alors les ennuis causés par les préjugés, les peurs irraisonnées, le racisme violent des habitants blancs de Canterbury puis de tout l’État. Il faut dire qu’un autre événement avait durablement marqué les esprits des Blancs. En effet, la révolte des esclaves menée par Nat Turner, si elle n’est pas géographiquement proche de Canterbury, est temporellement concomitante (1831). Cette révolte, bien que rapidement étouffée, a démontré que les Noirs américains pouvaient chercher à se libérer non seulement de l’esclavage mais encore de la domination blanche ; les esclaves révoltés mettaient en péril la société telle que les Américains blancs la souhaitaient et la construisaient, ils mettaient en péril jusqu’à leur vie. La troupe de Nat Turner tuera une soixantaine de colons blancs, propriétaires d’exploitations et d’esclaves. La répression sauvage qui se mit en place fit environ 3000 morts la plupart sans jugement, fruits de lynchages du côté des Afro-Américains. C’est par les échos de cette révolte dans la petite ville de Canterbury que l’œuvre commence. Nat Turner savait lire. Cela renforça l’idée chez les Blancs que l’éducation ne devait pas être accessible aux Noirs sous peine de les voir questionner, revendiquer, mettre en doute la domination blanche. Dans ce contexte, accueillir des jeunes filles noires dans une école de bonne qualité fut vécue comme une provocation voire une mise en danger de la communauté blanche.
Blanc autour commence par les paroles de Nat Turner. Elles résonnent dans la bouche d’un enfant noir, esseulé, enfant des bois, qui harangue les autres personnes de couleur. Il y a ainsi, outre les personnages historiques, des créations narratives qui permettent de donner à voir tous les paramètres de l’époque pour comprendre le contexte du scénario. Ainsi, cette vieille femme, en marge de la société, dont les propos font émerger une réflexion sur la place des femmes dans une société patriarcale...
Le travail de Lupano et Fert n’est pas seulement une fresque historique sur une de ces actions qui ont bousculé les mentalités. Cette bande dessinée, à travers les événements de l’Amérique du Nord aux portes de la guerre de Sécession, ouvre des questionnements on ne peut plus d’actualité. Les pages sont autant d’échos des faillites de notre époque : le racisme toujours extrêmement présent, la parole volée par les dominants, la place des femmes dans la société, l’éducation (et/ou son absence) reproduction des inégalités, l’Histoire confisquée par les vainqueurs…
Il y a donc, au-delà d’une appropriation de l’œuvre par l’analyse de la composition des planches, par l’étude des biais narratifs, par la contextualisation historique, matière à débats riches et profonds. C’est là que la littérature graphique fait son œuvre.
Blanc autour, de Wilfrid Lupano (scénario) et Stéphane Fert (dessin)
Éditions Dargaud
Janvier 2021
144 pages
20,50 euros
EAN : 9782505082460