"Blanc autour", la BD qui fait école
Blanc autour, œuvre graphique signée Wilfrid Lupano (Les Vieux Fourneaux) et Stéphane Fert (Peau de mille bêtes) a reçu en mai dernier le prix des lycéens De livre en livre. Les deux artistes reviennent pour Prologue sur la genèse de l'ouvrage, l'histoire de sa conception et sa réception auprès du public.
Le postulat de la BD part de faits historiques. En 1832, à Canterbury dans le Connecticut, une révolte d'esclaves noirs a été matée récemment et a traumatisé la bonne société blanche. Les blancs ont puni et perpétré des crimes "préventifs". Quelques temps après ces événements, une institutrice de Canterbury décide d'ouvrir son école aux jeunes filles noires désireuses de s'instruire. Elles vont être confrontées à la fureur raciste de l'institution dominante, à la violence de la loi et des hommes.
Pourquoi avoir choisi ce fait divers comme trame pour votre fiction ?
Wilfrid Lupano : Mon projet de base portait sur deux figures abolitionnistes de cette époque : un blanc pacifiste de la bonne société et un esclave noir, évadé et affranchi. Les deux s'admiraient mais n'étaient pas d'accord sur la méthode. Il se trouve que les deux ont soutenu l'école de Prudence Crandall, que j'ai découverte au fil de mes recherches et qui m'a intrigué. C'est une histoire aussi invraisemblable que méconnue. Aux Etats-Unis, il n'existe que trois livres à son sujet. Je me suis dit qu'il y avait comme une urgence.
Comment avez-vous travaillé avec Stéphane Fert ?
W. L : J'ai écrit mon scénario tout seul et je savais déjà à qui j'allais le confier. Stéphane a été emballé par le projet. De mon côté, je savais où je voulais l'emmener pour le sortir un peu de sa zone de confort, le faire progresser, parce que c'est ça, aussi, le but d'une collaboration. Explorer des zones nouvelles. Il a fait ses recherches de style avant, puis on a arrêté notre choix sur une de ses propositions. En termes pratiques, j'écris page par page mais pas case par case, il faut laisser de la liberté au dessinateur. On se retrouve quand il a un paquet de trente story-boards environ, on les retravaille, on réajuste mon texte…
Qui est Nordy, à qui vous dédiez l'ouvrage et qui "voit passer pas mal de pierres à travers ses fenêtres" ?
W. L : Nordy travaille à Valence pour une association qui accueille des réfugiés, les accompagne et leur apprend le français. Ils avaient un local dans lequel ils ont dû changer un nombre incalculable de fois les fenêtres, régulièrement vandalisées. Ils ont eu recours au financement participatif pour payer ces nouvelles fenêtres qui leur coûtaient cher à force… Alors parfois, il n'y avait pas cours parce que l'hiver, sans fenêtre, il fait trop froid pour étudier. Ce sont les mêmes mécanismes à l'œuvre dans Blanc Autour, qui veut empêcher certaines personnes d'accéder à l'instruction. Une sorte d'universalité des crétins.
Les lycéens et lycéennes vous ont décerné le prix De livre en livre. Vous avez pu les rencontrer au cours de nombreux ateliers d'échanges pendant l'année. Quels retours vous ont-ils fait de l'œuvre ?
W. L : J'ai beaucoup pensé au jeune public quand j'ai écrit ça. On considère l'école comme acquise en Occident, et je trouve important de dire que ce n'est que très récent. Mais les échanges avec les jeunes sont très utiles pour un auteur. On a l'habitude de rencontrer un public de lecteurs acquis à notre cause, dans des salons ou séances de dédicaces. Là, ce sont des ados qui n'ont rien demandé, à qui on a dit "tu vas lire ça". Ils arrivent avec leurs questions et leurs ressentis, et du Béarn à la Seine-Saint-Denis, j'ai eu des questions ou réactions récurrentes. Notamment une incompréhension et une révolte sur la fin ouverte de la BD, ce sale coup que je leur ai fait ! Certains ont écrit des fins alternatives, on a eu des débats sur l'absence de justice et de morale qui les a indignés. C'était mon objectif : générer de la colère chez mes lecteurs.
Vous signez un roman graphique qui parle de la cause des femmes noires, or, vous êtes tous deux des hommes blancs. N'avez-vous pas eu peur d'être taxés d'appropriation culturelle ?
W. L : Ça a été le cas sur certains commentaires sur les réseaux sociaux mais je n'ai pas vraiment de problème avec ça. Le mouvement militant "Not in our name"1, qui vient des Etats-Unis, est un mauvais outil de lutte selon moi. Dans Blanc Autour, je parle de ma culture blanche, dont j'ai honte, et on ne peut pas m'enlever ça. C'est une histoire de noirs, mais c'est aussi une histoire de blancs. J'ai donc le droit de la raconter ! L'argument qui consiste à dire que je ne serais pas légitime à en parler ne tient pas. L’Histoire, ce n’est jamais de l’appropriation culturelle. Tout le monde est légitime à tout écrire, seul le résultat peut être jugé. Autrement, Hugo et Zola, qui n'ont pas été pauvres un seul jour de leurs vies, n'auraient pas été légitimes à décrire la misère sociale du 19ème siècle, et merci à eux de l'avoir fait. Cette logique, dans son extension, ne va nulle part. Sinon, il faudrait que je n'écrive que des récits d'hommes blancs de plus de cinquante ans qui vivent dans le Béarn…
Vous êtes-vous rendu sur place, à Canterbury dans le Connecticut, là où tout a commencé ?
W. L : Oui, mais j'avais fini d'écrire et Stéphane Fert commençait son travail d'illustrations. J'étais invité à un salon à Washington, alors j'ai loué une voiture pour rouler jusqu'à Canterbury. Je suis allé dans le musée qu'était l'école avant et j'ai rencontré les deux femmes qui le tiennent. Elles étaient vraiment surprises d'apprendre que j'écrivais un livre sur l'école de Prudence Crandall. Elles ont adoré la BD et ont écrit la postface. J'avais peur en allant à leur rencontre parce que Prudence Crandall n'est pas au centre du livre. Ce sont ces jeunes femmes d'un courage immense qui sont venues y étudier qui sont les héroïnes de l'histoire. Il faut savoir qu'aux Etats-Unis, il existe un mouvement nommé le "white saving", qui consiste à mettre la figure blanche au cœur d'une histoire d'abolition ou autre. C'est le film Danse avec les loups par exemple, ou Amistad. Quand j'ai expliqué mon point de vue aux conservatrices, elles m'ont révélé qu'elles étaient en pleine réflexion pour renommer le lieu "Le Musée de la première école des jeunes filles noires" et non plus le "Prudence Crandall Museum", en faveur des mêmes arguments. Une convergence qui montre que les mentalités changent.
1 "Not in our name" : En français "Pas en notre nom"