Bombardements et fêtes
Lauréat 2021 de la résidence Roman, récit et poésie, Christophe Manon était au Chalet Mauriac en avril et mai derniers. Il achevait d’y écrire son livre Signes des temps, nouvelle étape d’un travail captivant, oscillant entre récits murmurés à notre oreille, éclats de mémoire collective et poétique de l’intime. Rencontre à Saint-Symphorien dans son espace de travail. À confinement renversé.
Le bureau est lumineux, tourné vers le parc. Un heureux hasard ? Je suis arrivé le 31 mars, parmi les premiers résidents. J’ai pu choisir. J’aime avoir un bon espace pour m’installer, mettre mes bouquins, un fauteuil, une lampe, des dessins de mes fils. Là, je suis presque chez moi. J’aurai voulu faire un petit jardin d’intérieur avec des plantes ramassées… L’assertion se transforme en rire. Grenu et clair. Il y en aura d’autres. Les livres sont là, sur la cheminé, une vingtaine. Il y en a aussi dans ma chambre. Beaucoup de poésie, des parutions récentes surtout. Éric Sautou, Maxime Actis, William S. Merwin, Suzanne Doppelt… J’aurais pu en prendre d’autres. Et j’en ai commandé pendant mon séjour. L’important c’est d’avoir le choix. Mais il y a une limite humaine : ce qu’on peut emporter avec soi, en train. Lire en écrivant ? Il hésite. Ou écrire en lisant. Oui, c’est comme ça que j’avance. Un peu partout, des pages empilées. Écrire en imprimant ? Je ne sais pas lire sur écran. J’imprime, je corrige, je réimprime. Autant de fois qu’il faut pour arriver au résultat que j’escompte. Si j’ai voulu être dans cette pièce, c’est aussi parce qu’une imprimante s’y trouvait.
Un livre s’écrit. Signe des temps. D’où vient-il ? De cinq films. Un ensemble appelé Poèmes pour les temps présents que j’ai écrit il y a un an avec l’agence Ciclic en région Centre. Il s’agissait de puiser dans l’énorme et magnifique fonds de films amateurs, tournés entre le début du XXe siècle et les années 1990, dont elle a la gestion. Toute une mémoire collective, sociale et intime allant des fêtes d’anniversaire aux bombardements. Ça m’a beaucoup parlé. Mais j’ai longuement tâtonné pour trouver une forme pouvant s’accorder aux films – montages d’images de sept minutes environ – que nous allions réaliser. J’ai commencé par écrire des textes en prose de 5000 signes. C’était un poil trop long et je suis descendu à 3500 signes. La méthode, elle, s’est imposée tout de suite par imitation de la technique du montage visuel : agencer des énoncés piochés dans des éléments de réel et des temporalités très variés. En se plongeant dans les films ? Pour les deux-trois premiers textes, oui. Mais j’ai arrêté très vite. Je sais, tout le monde sait, ce qu’est un anniversaire ou un bombardement. Un bombardement ? Oui. Tout le monde a au moins développé un imaginaire autour de ces questions. Il s’est trouvé ensuite que plus j’avançais plus j’étais traversé par des souvenirs personnels. J’ai voulu leur faire une place.
Je me suis tellement plu dans cette forme que j’ai décidé de continuer. Sans film. De faire un livre. Signes des Temps. En quoi cette piste de travail était-elle si magnétique ? Je crois que je suis arrivé à quelque chose que j’avais en moi depuis un certain temps. Qui attendait son moment. Une voie qui permet un équilibre entre densité et dilution, entre prose et poésie. Ni longue ni brève, la taille contrainte du texte oblige toujours à le retravailler quand il touche à sa fin. Pour que ça rentre, je dois le modifier de l’intérieur, c’est ce qui lui donne sa relative intensité. Un équilibre aussi entre prose et poésie ? Jusque-là, et c’était un mystère pour moi, la poésie était surtout attachée à la forme brève et à l’intime, la prose au récit et au collectif. Signes des temps pioche dans une base d’énoncés assez hétérogènes que j’ai constituée depuis le début du travail : des fragments semi autobiographiques, des phrases entendues dans mon enfance, des citations qui sont insérées en italique… C’est le tissage de la mémoire collective et de la mémoire personnelle qui permet cette jonction. Ça a l’air simple à fabriquer. Mais si on vise une cohérence, ça ne l’est pas. Le travail est là.
"Il y a un moment où on sait qu’on est au bout d’un processus, où on commence à tourner en rond. J’aime bien le dépasser, me forcer à le dépasser un peu. Aller un tout petit peu trop loin. Et puis réduire."
Il faut aussi que ça tienne rythmiquement, qu’il y ait une mélodie. Pour être lus à voix haute ? Je dis toujours mes textes quand j’écris. Une forme de gueuloir ? Pas vraiment. Ici comme chez moi, il y a une forme de communauté à respecter. Je marmonne plutôt. D’où ce phrasé si particulier, sensitif, en lecture publique ? Ces lectures c’est complètement différent… Il cherche... C’est un vrai choix, quelque chose de très important pour moi… Un moment qu’il ne faut pas brutaliser – nous sommes suffisamment environnés de violence – une bulle d’affect, d’empathie à installer… Je conçois vraiment ça comme une forme de caresse, de frôlement affectif… Le devenir de Signe des temps ? Pour certains textes, probablement oui, mais ils sont beaucoup trop nombreux pour être tous proposés dans une même lecture. Il y en a vingt-neuf maintenant. Je voudrais redescendre à vingt ou vingt-cinq. C’est le point auquel je suis arrivé après un mois de résidence. Il y a un moment où on sait qu’on est au bout d’un processus, où on commence à tourner en rond. J’aime bien le dépasser, me forcer à le dépasser un peu. Aller un tout petit peu trop loin. Et puis réduire.
Sélectionner et transformer ? Oui mais je ne modifie que les derniers textes, ceux que j’ai écrits ici. Les autres sont déjà stabilisés, on ne peut rien bouger. Pas même leur titre ? Ils n’ont pas de titre. Je suis même en train d’enlever les citations qui les précédaient et qui ont souvent donné l’impulsion de leur écriture. Ce sont des boutons imbéciles ceux qui commandent aux bombes, par exemple ? Oui, c’est la phrase qui ouvrait le premier texte. Elle est de Lyn Ejinian, poétesse américaine dont le livre Ma vie (45 chapitres de 45 phrases écrits à 45 ans) m’a influencé. Les citations ont été importantes mais je trouve maintenant qu’elles créent trop de déplacement dans la lecture. Comme si on entrait et sortait du livre à chaque fois.
Il y a un silence. On regarde par la fenêtre fermée : le printemps instable. Une résidence en 2021, c’est un confinement dans le confinement ? Pas partout. J’ai eu l’impression d’être moins confiné ici qu’à Paris. J’ai pu sortir. Aller à Villandraut à vélo. Marcher dans la forêt. Et puis il y a du passage, les autres résidents. L’intérêt de ne pas être qu’avec des écrivains. On situe moins vite. On est plus curieux. Il y a une forme de stimulation dans les échanges qu’on peut avoir. Avec ce côté chaleureux, cette agréable sociabilité, dont on s’extrait quelquefois avec difficulté pour retourner au travail qui attend. Mais le confinement, oui, a eu son importance. L’immobilité, le fait de regarder le monde depuis ma fenêtre, m’a rendu attentif à de nouvelles choses. Au passage des saisons, aux modifications atmosphériques… Je précise que je n’écris pas un livre de confinement. Surtout pas. Un lecteur attentif pourrait-il détecter les textes écrits au Chalet ? Il y trouvera peut-être un peu plus d’oiseaux, un peu plus d’arbres.
L’influence de Mauriac ? Mauriac ne m’est pas indifférent. Je suis Bordelais. Et puis j’ai un goût pour les écrivains catholiques. J’adore Péguy, Claudel, j’aime bien Bernanos et Mauriac. Leur mysticisme ? Pas du tout. Ce serait plutôt ce truc du péché qui leur donne une certaine… incandescence. Et puis il y a leur rapport avec leurs personnages avec lesquels ils n’adoptent pas de position de surplomb. C’est toute la différence entre Faulkner et Giono, par exemple. Giono est panthéiste, il aime manipuler ses personnages. Faulkner est chrétien, il les regarde vivre. Ce sont des créatures parmi les créatures. Pas d’ombre tutélaire donc ? Non, je ne suis pas dans un rapport d’admiration avec Mauriac. Mais j’aurais bien relu Le Mystère Frontenac pendant mon séjour. Je voulais le commander.
(Photo : Hélène David)