Burcu Türker, la réalité au-delà des clichés
Bédéiste lauréate 2020 de la résidence croisée entre le Land Hesse et la Nouvelle-Aquitaine, Burcu Türker a passé 8 semaines cet automne à La Prévôté, à éprouver la vie bordelaise et à goûter aux délices du marché des Capucins. Arrivée le 7 septembre, elle a pu repartir juste au début du reconfinement, le 2 novembre. Une parenthèse dans la vie foisonnante de cette artiste berlinoise.
"Finalement, j’ai fait plus de rencontres que de dessins", reconnaît d’emblée Burcu Türker au moment de dresser le bilan de ces deux mois de résidence. À en juger par ce qu’elle a accompli, et finalement dessiné, en seulement deux mois, on se dit que les rencontres ont été fructueuses et belles.
Ce qu’elle vit dans un sourire plein et chaleureux, Burcu Türker le croque avec légèreté dans ses carnets de croquis où se superposent crayons et aquarelles. Elle dessine d’un trait spontané – comme elle, qui se laisse porter au gré d’une rencontre vers la suivante. Ce qui la sidère, ce qui l’attriste, Burcu Türker l’accueille dans un sourire las et une colère quotidienne. Car quotidiens sont les clichés, quotidiennes les discriminations et les nouvelles qui accablent. "Dans mon œuvre, je me concentre sur l’aspect de la réparation. Pour quoi nous battons-nous ? Qui atteignons-nous ? Pouvons-nous sauver quoi que ce soit ? Comment peut-on sauver l’avenir si des dommages irréversibles ont été causés dans le passé ? Avec qui dois-je me réconcilier ? Qui pardonnera ? Moi, par exemple ?" a-t-elle livré au Goethe-Institut de Toronto il y a quelques mois1. Pessimiste et en colère, Burcu Türker ? "Oui, mais il faut bien faire quelque chose." On lit cette fatigue doublée de cette impossibilité de ne pas agir dans sa création Das ist nicht mehr gut zu machen2. Souvent, malgré tout, rire lui permet de s’extraire de la colère et de la désillusion.
Comment conjuguer l’être sensible avec l’artiste qui prend du recul ? Burcu Türker choisit d’instiller de la sincérité et de porter un regard sur la vie le plus dénué possible d’a priori. C’est le film The Square3 qui lui a inspiré cette posture : "À la fin du film, on ne sait pas vraiment quoi penser des personnages. Tous ont agi différemment mais aucun n’apparaît bon ou mauvais. Il n’y a pas de parti pris. Je me suis dit : c’est ça que je veux faire." Cette posture l’amène à rencontrer et représenter des personnages très différents. Peu importent les couleurs politiques, peu importe que CRS ou gilet jaune4, peu importent les parcours de vie, les erreurs ou la bêtise.
Son premier roman graphique, Süsse Zitronen, raconte comment sa mère a quitté l’Allemagne pour la Turquie afin de reprendre sa carrière de comédienne. Après avoir élevé ses enfants, elle s’est autorisée une seconde vie. Le personnage de Burcu adolescente respecte ce choix. Devenue adulte, l’artiste fait le choix de montrer cette voie, d’offrir de la matière à penser, à inspirer.
"Est-ce que, quand j’ai le privilège d’être sur une scène, j’ai le devoir de montrer les discriminations, de les dessiner et les présenter pour que, la prochaine fois, les gens aient pu réfléchir, comprendre qu’ils ne peuvent pas dire ça ? Est-ce que ma vie professionnelle devrait être plus politique encore ?"
Poser un regard le plus neutre possible sur ses personnages, oui. Mais y a-t-il des choses qu’on a le devoir de dire quand on se sent blessé, sidéré, en colère, a fortiori en tant qu’artiste ? C’est une question piquante qui l’a beaucoup occupée en ce doux automne. Burcu Türker se sent le devoir de prendre la parole pour défendre les causes qui lui sont chères. Ce n’est pas un engagement qu’elle a appris, qui l’a convaincue au fil des ans, des rencontres et des lectures ; c’est un engagement qui est là et qu’elle continue de questionner : "Est-ce que, quand j’ai le privilège d’être sur une scène, j’ai le devoir de montrer les discriminations, de les dessiner et les présenter pour que, la prochaine fois, les gens aient pu réfléchir, comprendre qu’ils ne peuvent pas dire ça ? Est-ce que ma vie professionnelle devrait être plus politique encore ?"
Dans ses récits, sa voix et ses révoltes sont portées par "Kim-Kim", des stickers qui dénoncent le racisme et les discriminations sexistes. Elle doit également réaliser prochainement un projet sur l’extrême droite en Allemagne. À Bordeaux, lors d’une rencontre organisée au Goethe-Institut, elle explique le lien entre racisme et capitalisme : "Publier de bonnes histoires, d’autres histoires, coûte de l’argent. C’est aussi un choix capitaliste des grands médias d’investir dans des récits faciles et peu coûteux." Lors de cette soirée, un public varié et masqué se tenait dans la salle ou derrière son écran, parmi lequel se trouvaient certaines rencontres faites au fil de ses excursions bordelaises.
"J’ai l’impression que je me suis fait des amis, à Bordeaux. Le mot est peut-être un peu fort mais j’ai trouvé un environnement où je me sens bien." C’est sans doute la conséquence de cette manière d’être prête à vivre pleinement chaque rencontre. Les choses s’organisent avec facilité. C’est ainsi qu’Arnaud, le propriétaire du bar à vin Au Bon Jaja, lui propose mi-octobre une exposition dans son établissement. En deux temps, trois mouvements, vernissage et démontage, juste avant de baisser le rideau à cause du reconfinement. En deux temps, trois mouvements aussi, une interview pour Junkpage : "Une page entière, rien que sur moi !" Et deux fascicules imprimés de justesse avant le reconfinement : Une nuit au Bon Jaja et Les Capucins5.
L’artiste dit volontiers : "Je me promène comme une touriste, en postant mes stories sur Instagram." C’est à Saint-Michel qu’elle a le plus souvent promené ses carnets et son smartphone, et c’est son fameux marché qui reste l’image forte de ce séjour. "Il y a des moments où le virus paraissait loin" dans ce haut lieu de la vie bordelaise où tout est si plein de vie. Son œil capte cet habitué qui, tous les jours, à la même heure, vient déguster des huitres ; celui qui sait – "zack, zack" – les ouvrir dans le dos. Burcu Türker croque aussi les plats d’un restaurant dont elle visite les cuisines, qui font comme des tableaux abstraits, les visages – masqués ou non –, les mains. Saisie par les tons beiges de Bordeaux, elle se plaît à décliner ce nuancier.
Les couleurs et le dessin l’occupent depuis toujours, d’abord "comme tous les enfants". Et puis, après des études de design, elle s’est rendu compte qu’elle voulait raconter des histoires. Formée à l’université des Arts de Kassel, elle se dirige alors vers l’illustration et la BD. Depuis, les projets s’enchaînent rapidement : "J’ai toujours plein de projets en cours en même temps. En fait, je m’ennuie assez vite."
Ainsi, deux jours après son retour à Berlin, la bédéiste est déjà repartie dans le tourbillon des projets. Dans ce foisonnement, certains souvenirs font du bien : "Tu sais, je crois que ça va beaucoup me manquer, cette manière de vivre à la française et notamment "Les Capus" – elle est fière de le dire comme une vraie bordelaise – situés idéalement à deux pas de la résidence. On verra bien comment je continue à vivre à Berlin." Dans un dernier éclat de rire, on comprend que ces deux mois, n’étaient peut-être que le début de sa résidence bordelaise…
Quand elle est arrivée place Nansouty où nous avions rendez-vous la première fois, je l’ai reconnue immédiatement. Pourtant, on ne s’était jamais vues. Mais j’ai distingué ce je-ne-sais-quoi, oui, d’une Berlinoise à Bordeaux. Cliché ? Peut-être. Au contact de Burcu Türker, on s’interroge nécessairement. Quel est mon regard sur l’autre ? Suis-je capable de l’observer sans filtre, pour ce qu’il est ? Qu’est-ce que je pense de tout ça, moi ? Le mieux pour s’en rendre compte, c’est sans doute de se plonger dans son travail et, comme elle, de vivre pleinement la rencontre.
1Entretien à retrouver sur le site du Goethe-Institut de Toronto (voir liens).
2Impossible de revenir en arrière, commande du Goethe-Institut de Toronto, 2020.
3The Square, Ruben Östlund, 2017.
4Burcu Türker a signé une planche pour le Frankfurter Allgemeine Zeitung, intitulée "Wer schützt wen wovor", qui raconte la rencontre entre un CRS et une manifestante gilet jaune.
5Une nuit au Bon Jaja, Les Capucins, Burcu Türker, 2020.