"Ça pue !" et "Ça gratte !" Tout un programme !
Gilles Abier publie Ça pue ! dans la collection Boomerang aux éditions du Rouergue Jeunesse, écrit l'année dernière lors du salon Du sang sur la page et de la résidence Polar jeunesse au Chalet Mauriac dont il était lauréat. Un roman à deux voix partagé avec Raphaële Frier - qui signe Ça gratte ! - et enrichi des illustrations de Marta Orzel.
Voilà un peu plus d’un an que Gilles Abier, lauréat 2019 de la résidence Polar jeunesse au Chalet Mauriac, a refermé cette douce parenthèse de quatre semaines. Après les premiers jours passés au contact du public de scolaires rencontrés lors du salon Du sang sur la page à Saint-Symphorien restait à découvrir le privilège d’un retranchement studieux au cœur de l’accueillante bibliothèque du Chalet. Première "vraie" résidence en solitaire pour cet écrivain qui a commencé sa carrière d’auteur par une pièce de théâtre pour la jeunesse et qui 20 ans plus tard pourrait se vanter, s’il n’était pas irrésistiblement modeste, d’une bibliographie où chaque texte est porté par autant d’exigence que de sincérité.
D’un côté Ça pue ! de l’autre Ça gratte ! Tout un programme ! La collection Boomerang aux éditions du Rouergue Jeunesse accueille pour chaque volume deux textes publiés tête-bêche, écrits par un ou deux auteurs. Des textes qui résonnent l’un avec l’autre, se font écho. Pour Gilles Abier et Raphaële Frier, qui signent là leur première collaboration, le défi va presque plus loin et c’est un véritable retour à l’envoyeur qui se dessine. Comme un retour de bâton, un boomerang en somme… Ça pue !/Ça gratte ! ou l’histoire de la première fois où deux jeunes collégiens finirent par se mettre à apprendre à tricoter, pour sauver l’honneur ! Mais comment ont-ils pu en arriver là ?
"Chaque élève devra concevoir pour sa ou son correspondant un cadeau réalisé de ses propres mains afin de lui témoigner son amitié et de prendre ainsi contact."
Tout commence par ce qui ressemble à une bonne idée pédagogique : faire correspondre les collégiens de deux classes éloignées géographiquement, l’une à Bordeaux, l’autre à Marseille. Bien sûr, une simple lettre pourrait suffire pour la prise de contact mais ce serait méconnaître la créativité des profs de français de Mathis, le petit Marseillais, et de Camille, la petite Bordelaise. Chaque élève devra concevoir pour sa ou son correspondant un cadeau réalisé de ses propres mains afin de lui témoigner son amitié et de prendre ainsi contact. Au moment d’ouvrir les paquets arrivés par la poste, chez l’une comme chez l’autre, force est de reconnaître que l’enthousiasme n’est pas au rendez-vous : chez Camille l’heure de la vengeance a sonné à cause d’un savon de Marseille fait maison qui lui irrite la peau et sent la bouse de vache, lui faisant fomenter immédiatement des idées de terribles représailles, tandis que chez Mathis l’ignoble pull à rayures rouge sur fond vert qui lui gratte autant la peau que les yeux, jusqu’à lui en rendre la vue insupportable, le met hors de lui. Hors de question de porter un truc pareil ! Le Do it yourself ne rassemble donc pas tous les suffrages et il semblerait même que le projet qui se voulait sur le papier plutôt généreux ne soit un peu dévoyé de l’esprit initial. Quant à créer des liens d’amitié à distance…
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Comme le point jersey du pull offert de mauvaise grâce à Mathis, l’histoire se tricote et avance point par point d’un côté comme de l’autre. Gilles Abier porte la voix exaspérée de Camille, collégienne un poil prétentieuse à l’âme vengeresse, et brosse extrêmement finement le portrait d’une famille dans laquelle le père est très présent dès le début de l’histoire, soulignant ainsi l’absence de la mère de Camille, en arrêt maladie pour dépression. En peu de phrases se perçoivent l’agacement dans les rapports mère-fille, l’impatience aussi devant cette mère en retrait. Mais si c’était elle qui aidait Camille à réaliser ses projets de vengeance ? Et si la vengeance, finalement, n’avait plus de raison d’être ?
"Si le plaisir d’offrir n’est pas plus au rendez-vous ici que la joie de recevoir, il est certain que le temps va gommer quelque peu l’irritabilité de nos personnages et faire naître en eux une empathie et une douceur inattendues."
Dans ce petit roman à deux voix où décidemment rien ne va pour les deux protagonistes, l’exaspération pourtant très présente chez l’une et l’autre en début de récit pourrait bien se trouver amendée en fin de lecture. Par quelle magie ? La pratique du tricot aurait-elle un effet lénifiant sur les âmes les plus promptes à s’enflammer ? Non seulement Camille mais aussi Mathis vont donner de leur personne et jouer de l’aiguille à tricoter en effet et pas question de vous dire ici comment ils devront se résoudre à cet apprentissage. Mais peut-être faut-il chercher aussi du côté de ce temps passé à se consacrer à un projet destiné à l’autre, fusse-t-il un ou une inconnue. Si le plaisir d’offrir n’est pas plus au rendez-vous ici que la joie de recevoir, il est certain que le temps va gommer quelque peu l’irritabilité de nos personnages et faire naître en eux une empathie et une douceur inattendues. Pour autant, vous chercherez en vain ici une avalanche de bons sentiments !
Le ton est enlevé, espiègle, les dialogues sont vifs et font mouche. Sans aucune caricature, nos deux jeunes collégiens sont bien de leur temps et le style, auquel font écho les illustrations fraîches et malicieuses de Marta Orzel, rend à merveille l’agacement, l’impatience tout comme l’acuité du regard posé sur le monde des adultes. Tout l’art de Gilles Abier et de Raphaële Frier réside également dans la façon de traiter le suspense et de ménager la chute sur un texte aussi bref. Et si les rebondissements inattendus sont loin de faire défaut dans ce petit roman joyeux et virevoltant, il se pourrait bien que l’on y réfléchisse aussi, l’air de rien, aux conséquences que peuvent avoir un mensonge ou au contraire aux bienfaits de la sincérité. Ah ! La vie en société, un point à l’endroit, un point à l’envers, les fils se tissent, les relations se nouent et ce n’est pas sans effort parfois…
Ça pue ! / Ça gratte ! de Gilles Abier et Raphaële Frier
Le Rouergue Jeunesse, collection Boomerang
48 pages
6,50 euros
2020
ISBN : 978-2-8126-1915-1