Chante-moi un courlis
Lauréats de la résidence transmédia au Chalet Mauriac, Mélanie Trugeon et Franck Ibañez ont posé leurs bagages quelques semaines dans cette demeure dédiée à la création et couvée par l'esprit bienveillant de son ancien propriétaire. La résidence de l'artiste poétesse et du naturaliste restera en mémoire des habitants du village de Saint-Symphorien (33). Protagonistes de l'histoire, les paroupians gravitent autour du véritable héros : le courlis cendré.
Le 21 juin dernier, alors que beaucoup fêtaient la musique dans des bars à la mode ou sur des places publiques, la commune chère à François Mauriac s'était réunie à la médiathèque Jean-Vautrin. La petite foule installée s'est délectée des vers de Mélanie Trugeon, inspirés par la lande environnante. La poétesse déclame un poème-fleuve sur cet obscur objet du désir, objet de mémoire et de curiosité qu'est le courlis.
Le courlis cendré, oiseau autrefois bien implanté dans la région, s'est fait chasser par une agriculture intensive, privilégiant la culture du maïs, du papier et du pin, au détriment de la faune endémique condamnée à se nourrir ailleurs. Les notes des courlis qui résonnaient se sont tues, c'est "le rugissement monastique des abatteuses" qui retentit à présent, décrit l'autrice.
Avec le projet "Chante-moi un courlis", les deux artistes sont partis à la recherche de "cet oiseau mythique de la lande à qui on ne laisse plus sa place" se désole Franck Ibañez. Une démarche inédite, qui mêle l'ornithologie à la nostalgie, les deux se rejoignant dans l'art de la contemplation.
Enquête
"Le courlis est le medium en chef, le fil rouge, l'intercesseur", déclare Mélanie Trugeon au sujet du projet lauréat qui les a menés jusqu'à cette résidence de création au Chalet Mauriac. Presque comme une enquête, le duo d'artistes sillonne le village et alentour à la recherche de locaux qui l'auraient entendu, qui se souviendraient de son allure, de son chant… Franck et Mélanie s'invitent dans leurs cuisines, dans leurs jardins, et entament cette discussion atypique. Les enregistrements tirés de leurs entretiens constituent une matière précieuse pour la conception du projet.
"Les gens expriment la relation charnelle qu'ils ont avec les animaux et avec leur paysage, ça les révèlent à eux-mêmes !", s'enthousiasme Franck Ibañez. "Une dame l'a reconnu grâce au chant de Franck", se souvient Mélanie. Car c'est aussi là, l'originalité du travail du duo : parler du courlis sans jamais le montrer. "Les dessins de Franck suffisent à suggérer sa présence. C'est un jeu de visible / invisible. On fait appel à la mémoire. On travaille vraiment cette notion de traces rendues sensibles. L'objectif n'est pas de réaliser un film ni un documentaire. Le but, c'est de faire vivre cet oiseau à travers les paroles recueillies, les sons, les textures…"
Du son avec les paroles des paysans récoltées au fil des jours et avec les chants reproduits par Franck, des photographies de la lande humide si bien décrite par la poétesse, et des textures retranscrites dans des "impressions végétales", tissus imprégnées des fougères, de fleurs ou de feuilles recueillies lors de leurs recherches de terrain aux allures de rêveries.
Cocon
"J'ai découvert ce pays et le courlis. J'ai été touchée par cette nostalgie, elle me fait voyager, sourit Mélanie. Au Chalet, on est dans un espace-temps à part, dans un cocon. C'est comme un bouclier, un lieu qui permet de faire abstraction de tout ce qui peut encombrer nos journées. L'immersion au calme permet la libération des synapses ! La résidence permet ce genre de choses. Travailler sa création devient une réalité quotidienne… On se sent moins marginale", confie l'autrice.
"Chante-moi un courlis", projet dénommé comme transmédias, ne connait pas encore sa forme finale. "Il faut s'imaginer un dispositif d'exposition, pourquoi pas à décliner selon les lieux qui l'accueilleraient. Quand on sera présents dans les lieux, l'exposition sera aussi l'occasion d'une performance. Le projet aura autant sa place dans les bibliothèques que dans les parcs ou les jardins publics, dans les centres d'art comme dans les Cercles du Sud-Gironde…On souhaite toucher le maximum de personnes et jouer sur la transversalité, créer des liens entre des milieux qui ne se parlent pas", concluent d'une même voix les artistes-résidents. Ils prévoient deux années pour mener à bien leur hybride projet, mais Mélanie nous donne quelques vers pour patienter, et pour rêver.
[ EXTRAIT ]
Front de troncs aubergines, de rimes assidûment mis en pièces
Sur près d’un million d’hectares de terres ensemencées
Kit de corps mutilés, arrimés les uns aux autres
Dans le rugissement monastique des abatteuses
Dix mètres de croissance en vingt ans
Nos pins maritimes ont l’appétit de géants
De ce linceul triangulaire de sable échauffé
Vingt millions de têtes pointent chaque année
Dont la fluette écorce s’étire effrontément vers le ciel
Avant l’échafaud, pour celles qui vont fêter leur trente ans
À la molinie virevoltante des prairies suppléent la dentelle ciselée des fougères aigles
Grillage échancré de verdure reliant les pieds des cônes monocordes
Aux ironiques allures de massif forestier
Quand elles ne sont pas essorées jusqu’à la moelle,
Les dernières lagunes-dortoirs des grues en migration
Sont les vestiges d’un temps où la monoculture n’avait pas le monopole
Entremêlement de textures, de formes et d’écorces hétéroclites
Des bois blancs des bouleaux ailés aux gris veloutés des saules ébouriffés
Du cotonneux feuillage des chênes tauzin aux pics des ajoncs nains
La lande est le berceau des trembles indociles
Ondulant au gré des vents et des chants
Comme un rempart à nos solitudes
Comme un pays où s’enraciner