Chants et paroles : Marie Cosnay
Marie Cosnay est de ces écrivains contemporains qui comptent, et ils ne sont pas si nombreux. Depuis Que s’est-il passé ?, paru en 2003 chez Cheyne Éditeur, jusqu’à Aquerò (éditions de l’Ogre, 2017) ou Cordelia (Ibid., 2015) – une sublime relecture du roi Lear à l’air moderne, l’époque des luttes politico-mafieuses, des trafics en tout genre et des migrations –, Marie Cosnay a construit une œuvre à la fois exigeante et inventive, moderne et classique, qui interroge sans cesse la langue et ses métamorphoses. Ancienne professeur de lettres, mais aussi de latin, ses fictions ou ses chroniques pour le site Mediapart ou ses traductions rafraîchissantes des Antiques sont autant de façons de disséquer le réel, sa dramaturgie et ses mythologies. Une écriture du réel qu’elle a choisi aujourd’hui, dans le cadre de sa résidence au Chalet Mauriac en tant que lauréate littérature 2017, de plonger dans le grand fleuve de l’épopée.
Marie Cosnay : C’est un projet que je qualifie, de façon un peu grandiloquente mais en toute conscience, d’épopée contemporaine. Par épopée, j’entends un large roman d’aventures où les personnages sont agis par plus grands qu’eux, dans un parcours qui, si son cadre et ses préoccupations tiennent d’ici et maintenant, font écho aux célèbres récits antiques et certains passages obligés qui les composent : il y aura ainsi une descente aux enfers, une résurrection, etc.
Ce roman sera, comme L’Énéide de Virgile ou Les Métamorphoses d’Ovide, composé de plusieurs chants – a priori six pour le moment. J’ai envie que le texte de chacun de ces chants soit porté non seulement par des voix, mais aussi des formes différentes, comme l’oralité, après laquelle mon travail court depuis un moment déjà. Je rêve que cette épopée puisse, à un moment de sa conception, être créée par plusieurs personnes à la fois. Ainsi, au jour d’aujourd’hui, mon travail au Chalet Mauriac consiste pour l’essentiel à bâtir une structure qui puisse être ensuite proposée pour collaboration à d’autres auteurs ou plus largement d’autres artistes (musiciens, plasticiens, dessinateurs), qu’ils soient professionnels ou non.
En quoi le choix premier de cette forme, de l’épopée, est important dans ton travail du moment ?
M.C. : Tout simplement parce que je crois que je commence à étouffer dans toutes les formes classiques. Le récit, le roman... le livre en somme, qu’il soit papier ou numérique. Je suis dans une recherche vitale d’un autre mode d’expression. Il me semble qu’il y a urgence – face au constat actuel que la littérature a de plus en plus de mal à se saisir de la complexité de notre monde –, il y a urgence à inventer de nouvelles configurations, notamment en démultipliant et les voix et les moyens d’expression. J’ai envie de quelque chose de plus grand, de plus fort. Non pour toucher un plus large public – ce qui serait utopique –, mais pour nous transformer, nous auteurs, nous lecteurs, nous transformer en profondeur. Et, dans cette appétence à se laisser toucher, embarquer, je crois à la nécessité de montrer l’exemple en tant qu’écrivain et de poser un postulat clair à ma création, en acceptant d’entrée de laisser d’autres voix venir moduler la mienne.
Est-ce que cette nouvelle orientation d’écriture a été nourrie par tes travaux réguliers de traduction ?
M.C. : En partie, oui, évidemment, même si les envies d’écriture ne sont pas toujours le fruit de réflexions conscientes ou rationnelles. Plusieurs éléments ont alimenté mon désir de voix multiples, parmi lesquels en premier lieu effectivement la traduction. Par essence, traduire consiste à se glisser dans la forme et la langue d’un autre, sans pourtant ne jamais y réussir complètement. Il y a toujours plusieurs voix lorsque l’on traduit, que l’on traduise seul comme je l’ai fait avec Les Métamorphoses, ou à plusieurs comme dans le projet que j’ai mené autour de L’Énéide pour le site remue.net.
Mais il y a aussi, dans l’envie autour de ce projet, l’acceptation d’avoir en tant qu’auteur plusieurs langues. J’ai été constituée par le français, mais aussi un peu d’occitan, un peu d’espagnol, plus enfin tous les livres que j’ai lus, qui m’ont façonnée. Ma langue même est multiple, et c’est aussi cette multiplicité que je veux ouvrir et découvrir.