"Chevalier noir" : une tragédie dans l’énergie de l’instant
Sous des allures de film noir, Chevalier noir (A Tale of Shemroon) revisite les codes d’une tragédie antique qui se noue dans les nuits de Téhéran, prenant les traits d’un chevalier moderne au volant d’une sombre moto, qu’il pense frappée de malédiction. Étoile d'or au Festival du film de Marrakech et Grand Prix du jury au festival Premiers Plans d’Angers, ce premier long métrage intense et personnel est signé du cinéaste franco-iranien Emad Aleebrahim Dehkordi.
Dans une ambiance nocturne qui dominera tout le récit, le film s'ouvre sur un long plan séquence, caméra à l’épaule, qui nous confronte au premier obstacle rencontré par son héros : Iman, profil acéré à l'image de l’aigle qui s'esquisse sur son blouson, gare sa moto, se heurte à une porte close dont il ne retrouve pas la clé, et prend des chemins détournés au travers de ruelles escarpées, jusqu'à atteindre, comme un voleur, une fenêtre ouverte de sa maison. "C'était important pour moi de montrer que mon héros ne parvient pas à aller tout droit chez lui. Cela dit peut-être tout du film", souligne le réalisateur, Emad Aleebrahim Dehkordi.
On comprend vite la complicité qui noue Iman à Payar, son jeune frère. Tous deux vivent avec leur père dans une maison trop chère à entretenir, dans un quartier résidentiel qui surplombe Téhéran. Ils se remettent à peine de la mort de leur mère, et s'inquiètent du sort du père qui, pour des raisons de santé, a arrêté de consommer l'opium qui l'aidait à s'évader d'une vie dont on devine qu'il n'a pas su toujours tenir les rênes.
De ces personnages, on ne saura que ce que nous dit l'instant, dans ce film tourné dans l'énergie du moment présent. L'émotion conjuguée d'une visite au cimetière, la solitude cloîtrée du père, les reproches à demi-mot ou les difficultés à régler les factures, tout se lit entre les lignes, dans un non-dit revendiqué par le réalisateur : "Je voulais raconter une semaine de la vie de deux frères, sans que l'on sache ce qui s'est déroulé avant, ni ce qui se déroulera après. J'ai choisi de rester dans le présent avec les acteurs et les prend tels qu'ils sont, sans chercher à juger, ni à expliquer. Je préfère rester dans le ressenti…"
Lorsqu'il se voit offrir quelques grammes de cocaïne d'une qualité exceptionnelle, Iman croit pouvoir agir sur son destin en la revendant auprès de la jeunesse dorée de Téhéran. "Iman pense juste faire un coup, il ne se transforme pas en dealer. Pas dans son esprit", note Emad Aleebrahim Dehkordi, qui fait de cette activité un ressort narratif essentiel : "De la même manière que le livreur de pizzas de Sang et Or de Jafar Panahi, mon héros, en allant vendre de la drogue dans les fêtes privées, navigue entre différentes strates de la société. Cela nous permet de confronter les classes populaires et moyennes à celle des nouveaux riches. Formellement, cela m'a permis de suivre Iman d’un lieu à l’autre et de montrer la frontière du monde auquel il n'appartient pas, symbolisée dans mon film par un portail : quand il ose le franchir, tout explose… "
"Je voulais raconter une semaine de la vie de deux frères, sans que l’on sache ce qui s’est déroulé avant, ni ce qui se déroulera après. J’ai choisi de rester dans le présent avec les acteurs et les prend tels qu’ils sont, sans chercher à juger, ni à expliquer. Je préfère rester dans le ressenti…"
Au volant de sa moto, Iman roule vite. Beaucoup trop vite. Dans sa folle course nocturne, le réalisateur a choisi de placer un obstacle, brutal et inattendu, un oiseau qui le percute et qui intervient dans le récit comme un signe prophétique : "Dans le film, Iman veut aller plus vite que son destin. L’irruption de cet oiseau mystérieux est l’annonce d’une tragédie. C’est un avertissement qu’Iman n’entend ou ne comprend pas, même s’il reste hanté par cet accident".
Le cinéaste, qui vit aujourd’hui en France, a nourri son film de séjours passés à Téhéran, puisant son inspiration dans les récits et anecdotes qu’ont pu lui rapporter ses proches. Il les a malaxés et réassemblés pour aboutir à ce récit original. "Tout est inspiré de faits réels, souligne-t-il. Je connais aussi tous les détails des lieux et des rues dans lesquels se déroule cette histoire. Iman, Payar et leur père habitent dans le quartier où j'ai grandi. C’est un quartier résidentiel où la haute bourgeoisie et les classes moyennes sont en train de disparaître, remplacées par les nouveaux riches, qui rachètent les maisons pour les raser et construire des tours."
Pour n’être que juste évoqué, cet élément apporte toutefois une dimension particulière à la tragédie qui se noue. Sur les hauteurs de Téhéran, le quartier, quant à lui, souvent filmé de nuit, tient un rôle majeur dans la narration : "Lorsque l'on voit la ville, elle nous fait face, immense, comme un monstre contre qui s’engage un duel. Mais lorsqu'on plonge dans Téhéran, alors on s’immerge et on ne voit plus la cité, elle est hors-champ, et ce que l'on capte, c'est surtout son énergie. En filmant mes personnages dans cette ville que l'on voit à peine, je joue aussi sur une sensation de claustrophobie…"
Chevalier noir a été tourné en pleine crise du Covid et le réalisateur a ainsi tiré parti des contraintes du confinement, enfermant plus encore son héros dans le déterminisme de son histoire. En donnant à ressentir la ville plus qu'en la montrant, Emad Aleebrahim Dehkordi s'affranchit également des détails auxquels nous, spectateurs étrangers, avons coutume de nous attendre. "Il n'y a aucun exotisme, et j'y tiens. En faisant ce film, c'est aux Iraniens que j’ai pensé : ils verront bien que je parle de leur réalité…"
Pour incarner ses personnages, le cinéaste a fait le choix de visages encore inconnus du grand public : "Les comédiens que l’on voit dans les films iraniens sont des super stars. Ils ont un talent et une aura tels qu'ils transcendent tous les films dans lesquels ils jouent. Je voulais pour ma part raconter une histoire avec des 'vrais gens'. Pour moi, c'est l'essence de ce film, ce qui fait qu'il est différent."
"En filmant mes personnages dans cette ville que l'on voit à peine, je joue aussi sur une sensation de claustrophobie."
Guidé par les rencontres humaines, Emad Aleebrahim Dehkordi n'a pas hésité à offrir des rôles à contre-courant, en allant notamment chercher des talents de théâtre, tel que Iman Sayad Borhani, dans le rôle d’Iman, Nima Nouri Zadeh, qui interprète Haiduk, son ami toxicomane, ou encore Mahsoumeh Beygi, dans le rôle d'Hannah, l'amie d’enfance de son jeune frère. Ce dernier est interprété de manière prometteuse par l'émouvant Payar Allahyara, dont c'est le tout premier rôle. Quant au personnage du père, il s’agit de Behzad Dohrani, qui fut l'interprète, il y a 25 ans, d’un film majeur d’Abbas Kiarostami, Le Vent nous emportera. Une présence importante pour Emad Aleebrahim Dehkordi, qui dit devoir beaucoup au grand cinéaste iranien : "Je fais du cinéma parce que j'ai vu ses films", sourit-il.
Sur les notes explosives d'une chanson de Liturgy, le générique de Chevalier noir se clôt sur son titre en lettres flamboyantes, auquel est adjointe cette maxime : "Tout n'est qu'héritage". Peut-être peut-on y voir la clé du film… "Cette phrase vient d'un texte d'Aimé Césaire. J'ai trouvé qu'elle faisait sens avec le fil du récit, acquiesce Emad Aleebrahim Dehkordi. Mes deux personnages principaux tentent de sauvegarder ce qu'il leur reste de leur mère ; Haiduk, l'ami d'Iman, perd sa maison de famille ; Hanna, l'amie de Payar - qui est aussi mon double de cinéma - oscille quant à elle entre la France et l'Iran, où sont ses racines. Au-delà de l'héritage matériel, c'est surtout de l'héritage que nous, Iraniens, avons tous en commun, et qui agit sur la manière dont chacun d'entre nous vit aujourd'hui, moi y compris. Et c'est bien pour cela qu'il était impensable pour moi de tourner ce film ailleurs qu'en Iran…"