Dans les forêts de l’exil avec Nicolas Garma-Berman
Tout autour, la forêt s’est mise en mouvement. Elle avait attendu que je m’éloigne d’elle et à présent les créatures qui y vivaient avaient repris leur marche.
Nicolas Garma-Berman, lauréat 2025 de l’appel à résidence roman et récit du Chalet Mauriac vient de terminer les deux mois de son séjour consacré à l’écriture de son troisième roman.
Ses précédents romans, publiés aux éditions Belfond, L’épaisseur de l’aube, en 2024 et La fille aux plumes de poussière, en 2022, explorent la présence des fantômes dans nos vies, à travers des récits d’exil, évoquant des lieux tout à la fois ressources et refuges. Les personnages romanesques y enquêtent sur des secrets de famille, sur des pays quittés, puis oubliés, pour retrouver des paysages perdus, des histoires effacées. Ces deux fictions, sont portées dans la narration par des personnages singuliers, une jeune taxidermiste un peu paumée pour la première, une fratrie écossaise exilée en Suisse après la disparition de leur mère, dans la seconde.
Dans ce nouveau roman, débuté avant l’arrivée au chalet, la figure principale est une proche, une amie de la famille, qui a vécu la première partie de sa vie en Argentine, et la seconde en France. Il s’agit là encore d’un récit d’exil, mais cette fois basé sur la vie d’une personne réelle, Elena, modèle de courage et de puissance artistique pour l’auteur. Il envisage ce roman comme un hommage personnel, un cadeau offert à cette femme avec laquelle il entretient un lien très fort depuis l’enfance.
Il est lui même d’origine argentine, du côté maternel.
À son tour, le romancier va enquêter sur l’existence d’Elena en Argentine, sur la première partie de sa vie qu’il connaissait peu, revenir sur cette période sombre, une période pendant laquelle beaucoup disparurent, enlevés et/ou torturés par la dictature militaire au pouvoir.
Elena fut l’une des victimes de la dictature. Séquestrée, soumise à différentes privations sensorielles, enfermée dans une minuscule cellule, les yeux bandés en permanence, dans des conditions inhumaines, elle fuit l’Argentine pour vivre en France au début des années 80. Son parcours individuel croise celui d’une réalité historique, celle des luttes sociales de son pays, de ses évolutions culturelles et politiques, jusqu’à la dictature militaire à la fin des années 70. Elle participera également, trente ans plus tard, aux procès des crimes perpétrés par la junte.
Cette réalité historique se voit bien malheureusement réactivée par les discours révisionnistes de l’actuel président argentin, l’ultralibéral Javier Milei. Comme si le cycle des violences, de la dictature et de la répression, était impossible à tarir.
Elena n’est pas vraiment retournée là bas, ou très peu, mais elle est pourtant en quelque sorte restée en Argentine, sans investir totalement son pays d’accueil. Elle fut professeur de lettres, peintre, photographe, toute une vie dédiée à l’art. Un art, pour elle, salvateur, une manière par la création d’échapper au désespoir, ou tout du moins de le tenir à distance. Une histoire de solitude aussi. Une histoire vraie, en partie.
Pour alimenter son roman, et pour retrouver le passé argentin d’Elena, le romancier a durant six mois, mené une série d’entretiens avec elle, puis est parti en Argentine, afin de rencontrer les personnes, amies et connaissances de son héroïne, pour la plupart restés en Argentine, tout du moins pour celles et ceux qui ont survécu. Il a pu à cette occasion découvrir le pays d’origine de sa mère. Une façon pour lui de mieux comprendre ses origines, de renouer avec ce pays auquel il est lié. Après, pour commencer à écrire, "il s ‘est agi d’oublier tout ce qu’il avait entendu" pour plonger dans la fiction, recréer la figure d’Elena, la faire rencontrer un autre personnage beaucoup plus fictionnel, un personnage qu’il fait naitre après la dictature, et faire alors se rejoindre leurs deux trajectoires : imaginer leurs vies.
Nicolas Garma-Berman fait partie d’une famille d’exilés, qui ne le sont ni pour des raisons économiques ou politiques mais pour des raisons familiales, pour des histoires personnelles qui leur sont propres.
Dans ces parcours d’exil, il lui semble important de savoir d’où l’on vient, avec la difficulté pour les exilé·e·s de quitter un pays puis d’y revenir alors que le pays quitté n’est plus tout à fait le même, et d’accepter alors de toujours subir un décalage. À Marseille, où le romancier vit aujourd’hui, il a le sentiment d’avoir été accueilli, et la satisfaction d’habiter dans un lieu hanté par d’autres endroits, d’autres récits.
Au Chalet Mauriac, pour sa toute première résidence, il a goûté le fait de pouvoir se consacrer entièrement à l’écriture, délesté du quotidien ordinaire, dans un endroit inconnu au préalable. Il a aimé le fait de lire, d’écrire dans la forêt, alors que son personnage principal Elena, décrit la présence si importante des arbres dans Buenos Aires, ville emplie de jacarandas, de magnolias, de ficus, Buenos Aires dans laquelle Elena a passé les quarante premières années de sa vie. Il y a eu "ce bonheur d’écrire ici dans les arbres, d’être soutenu dans l’écriture par leur présence" dit-il. Il cite encore le roman Dans la forêt de Jean Hegland, où la forêt de séquoias entoure la maison familiale, et protège les héroïnes dans une ambiance de fin du monde.
Il a également apprécié la possibilité de partager l’en cours de l’écriture avec d’autres écrivain·e·s dans ce lieu paisible, d’échanger sur ses textes, de leur lire, de leur faire entendre, et vice-versa.
Il a passé deux mois au Chalet Mauriac, trois semaines et demie sur chaque période de résidence, avec la possibilité ainsi de laisser reposer le récit, de prendre un temps de recul, pour cette première version du roman.
Pour lui, "le temps passé avec les personnages romanesques procure une intimité très grande, qu’il est difficile d’éprouver- sauf auprès de quelques très rares proches- avec des personnes dans la vie réelle, les relations étant bien souvent abimées par le quotidien". Dans l’écriture, "le grand plaisir réside dans le fait de se retrouver dans une absolue intimité, dans un temps long qui permet d’apprécier pleinement la beauté des personnages de papier, de vivre sur la durée en leur compagnie, dans le monde protecteur de l’écriture."
Son prochain roman sera certainement plus fantaisiste, un besoin de légèreté sans doute après avoir exploré cette époque sombre, mais aussi par volonté de changer les règles du jeu romanesque, et de ne pas se répéter.
Nicolas Garma-Berman souhaite aujourd’hui postuler pour d’autres résidences, précieuses pour le développement de ses récits ; son goût pour les dialogues, lui donne l’envie d’écrire des scenarios. Parvenir à écrire fut, pour lui, un processus lent, dit-il, "sûrement à cause d’une vision trop lourde, trop sacrée de l’écriture".
En se quittant, il cite quelques autrices et auteurs dont il se sent proche, ou qui l’inspirent, beaucoup de romanciers anglo-saxons, et notamment John Steinbeck, ou Edgar Allan Poe, mais aussi, plus proche de nous, un auteur-conteur italien à l’écriture concise, poétique et politique, Erri De Luca, funambule des frontières, défenseur des exils nécessaires.
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1-Nicolas Garma-Berman, L’épaisseur de l’aube, roman, Belfond, 2024
Depuis plusieurs années, elle écrit des récits, des fictions, ou des textes poétiques, sortes de fantaisies littéraires publiées aux Éditions de l’attente. Elle se définit comme une arpenteuse d’espaces, et écrit à partir de ces espaces hospitaliers qui abritent l’écriture. Elle anime, en écho à ses propres textes, des ateliers d’écriture qui donnent lieu bien souvent à des performances.
Elle a publié en 2022 aux éditions de l’Attente Domiciles fantômes, un récit mettant en jeu diverses adresses, personnelles et fictives, en collaboration avec Françoise Valéry, Echanges giratoires aux éditions N’a qu’1 œil, ainsi que Les Performances éthologiques de Font aux éditions de l’Attente. Elle publie dans diverses revues : Vif, Espace(s) Frictions, D-Fictions…