Darline Gilles : les filles sages vont au Paradis, les Manzè vont où elles veulent
Quand elle a ouvert la porte, Darline Gilles a eu l’air surprise. Une longue hésitation avant de m’inviter à rentrer puis, finalement, elle m’avoue en souriant : "Je t’imaginais plus foncée". Nous en avons ri. Et tout de suite après, avant de sortir, elle m’a interrogée sur le temps qu’il faisait dehors ce matin-là, était-elle assez chaudement vêtue ? Le thermomètre affichait 7 petits degrés et il bruinait. Venir en janvier à Bordeaux, quelle idée ! La première lauréate de la nouvelle résidence francophone qu’Écla a créée en partenariat avec l’Institut des Afriques est haïtienne. Et si c’est entre le 9 janvier et le 16 février 2018 qu’elle a été invitée à la Prevôté, ce n’est pas pour découvrir les joies de cette saison blanche et froide mais pour pouvoir participer aux rencontres publiques de la troisième édition de La semaine des Afriques.
C’est loin du Sud-Ouest français, à l’ouest de l’Afrique, que son projet de premier roman, sur lequel elle est venue travailler, a germé. Partie en 2014 au Togo pour une résidence d’écriture théâtrale, la jeune comédienne visite le Bénin voisin et découvre l’histoire de l’ancien royaume du Dahomey d’où furent arrachés ses ancêtres, esclaves déportés en Haïti. Sur ce qu’elle appelle "notre terre mère", elle réalise combien sont proches les deux peuples, les descendantes et descendants de celles et ceux qui sont restés et de celles et ceux qui sont partis. Ils ont en commun le meilleur et le pire, la riche vie sociale, la création culturelle, l’inventivité culinaire mais aussi les errements politiques. Le passé commun de déshumanisation, de violence et de luttes en sont-ils la cause ? Elle imagine un journaliste qui partirait enquêter sur les deux côtes de l’Atlantique. À son retour de résidence, Darline Gilles a écrit sa première pièce de théâtre en français, Zuwena, au nom de mes ancêtres, qui sera représentée dans le cadre du Festival des Quatre chemins, à Port-au-Prince, en 2016. L’année suivante, elle écrit une pièce en créole, Gouyade Senpyè, basée sur des témoignages d’anciennes détenues de la prison des femmes d’Haïti, et représentée au même festival, peu avant qu’elle s’envole pour la Nouvelle-Aquitaine.
À 32 ans, Darline Gilles est comédienne, dramaturge, journaliste, écrivaine. C’est aussi une féministe qui dès 2009 crée une association militante, D’Elle, qui donnera le jour à la revue (papier puis en ligne) Publicad’Elles, "parce que l’information, les connaissances, le savoir, c’est le pouvoir. Et que […] les femmes ont besoin de pouvoir pour construire leur liberté et légitimer leur dignité humaine".
Rencontre avec une femme engagée.
Haïti est une île riche en romanciers et poètes qui disent au monde l’histoire meurtrie de la première république noire. Certaines aînées et certains aînés y vivent et y créent encore. Comment grandit-on écrivaine au soleil de Franketienne, Lahens ou Trouillot ?
Darline Gilles : Quand je les ai lus, je me suis demandée : "Est-ce que je pourrai faire un jour comme eux ?" Yanick Lahens, c’est l’auteure que j’ai le plus lu, il faut vraiment être très douée pour faire ce qu’elle fait et c’est peut-être pour ça qu’au début j’ai hésité à écrire un roman, que j’ai commencé par le théâtre. Je viens de terminer Rosalie l’Infâme d’Evelyne Trouillot, qui parle de l’esclavage et c’était tellement prenant ! Aujourd’hui, après avoir écrit trois pièces, je me sens prête à relever le défi. Je suis entrée dans la littérature grâce à la bibliothèque Justin Lérisson dans la commune de Carrefour à Port-au-Prince. J’avais quinze-seize ans, on s’y donnait rendez-vous entre jeunes. Je n’écrivais pas encore mais les autres, plus matures, m’ont servi de mentors. J’y ai lu les écrivaines et écrivains d’Haïti et d’ailleurs et ça m’a donné envie d’écrire aussi. Parce que je faisais des études administratives, ma famille (et même moi !) me voyait devenir employée dans une banque, avec une belle veste et les cheveux permanentés. Mais j’ai rencontré la littérature et j’ai changé de plan. Aujourd’hui j’ai des dreadlocks, je fais du théâtre, j’écris et c’est tellement plus intéressant d’imaginer, de raconter des histoires, que d’écrire le rapport d’activé annuel d’une entreprise !
Nous sommes plusieurs de ce groupe qui écrivent aujourd’hui (je pense par exemple à Martine Fidèle qui a publié un premier roman) et nous pourrons prendre la relève de nos aîné(e)s. Nous garderons allumée la flamme de la littérature haïtienne et pourrons à notre tour la transmettre.
Dans tes écrits, tu rends hommage à Maya Angelou et Simone de Beauvoir, dont la lecture a été fondatrice pour toi et à deux figures oubliées de l’indépendance haïtienne, Marie-Jeanne et Suzanne Belair. En quoi le féminisme influence-t-il ton travail ?
D.G. : Le féminisme a été pour moi le morceau de lumière que mes lectures m’ont donnée et que je veux partager aujourd’hui dans mes écrits. Enfant, j’étais très timide, renfermée, sans la moindre confiance en moi. Ces auteures m’ont donné de l’assurance et je leur en suis reconnaissante. J’ai envie de dire aux autres femmes : regardez la vie à travers cette lumière et plus rien ne sera pareil. Même si je n’étais pas devenue écrivaine, si j’étais avocate ou médecin, le féminisme serait présent dans tout ce que je fais.
Tu as écrit ta deuxième pièce en créole haïtien et tu es la secrétaire de rédaction de la jeune revue DO-KRE-I-S de cultures et langues créoles. Quel est ton rapport à tes deux langues d’expression, le français et le créole haïtien ?
D.G. : Le créole représente plus qu’un élément de notre identité, il représente tout notre parcours. Il a été créé pour permettre aux esclaves de communiquer, en mélangeant les différents dialectes africains et le français. Sans lui, on n’aurait pas pu s’organiser pour gagner notre indépendance. Il représente notre liberté. Mais quand tu vois qu’aujourd’hui des écoles répriment les enfants qui parlent créole ou quand tu rentres dans une administration et qu’on te salue en français alors que la majorité des Haïtiens ne le parlent pas, ou que les documents officiels ne sont qu’en français, tu comprends qu’il est important de valoriser cette langue. C’est pour cela que je me suis engagée dans le comité de rédaction de DO-KRE-I-S et que j’écris en créole. Quand je veux m’adresser à un large public, j’écris en français bien sûr. Mais pour Gouyade Senpyè, je ne pouvais l’écrire qu’en créole. Parce qu’il s’agissait d’émotions, de vécus, de la douleur en prison. Il y a des choses très intimes que tu ne peux pas dire dans une langue apprise à l’école mais seulement dans ta langue maternelle.
"Je suis comme un des personnages de la série Roots qui n’a jamais été satisfait de son travail jusqu’à ce qu’il retrouve ses racines."
D.G. : Par fierté. Pour nous, peuple haïtien, notre histoire commence le 1er janvier 1804, on est la première république noire qui a éradiqué l’esclavage. Éradiqué donc c’est fini, on n’en parle plus. C’est une bonne chose d’être fier, ce n’est pas rien ce qui a été fait. Mais il faut savoir que les traumatismes sont toujours là, nos comportements montrent qu’on vit toujours les conséquences de cette histoire. Je suis comme un des personnages de la série Roots qui n’a jamais été satisfait de son travail jusqu’à ce qu’il retrouve ses racines, j’ai toujours eu envie de mettre ça dans mon travail d’écriture, c’est indispensable.
Ton futur roman se propose de retisser le lien entre les frères et sœurs hier séparés devenus aujourd’hui des étrangers pourtant si semblables. Quel enjeu y a-t-il pour toi à gratter cette cicatrice ?
D.G. : Pour comprendre le présent, il faut aller creuser dans le passé. Il y a une expression chez nous qui dit "cassé feuille couvri ça", c’est ce qu’on a fait avec notre passé, on a couvert l’esclavage. Mais alors on ne peut pas comprendre certaines choses qu’on fait aujourd’hui. Pourquoi tout le monde trouve normal qu’on s’entasse à 25 dans une camionnette prévue pour 10 personnes ? Pourquoi devrait-on se sentir coupable d’être à l’aise, pourquoi le bien-être ne serait pas haïtien ? Moi ce que je ne trouve pas normal, c’est de ne jamais poser la question du pourquoi on est comme ça ! Or c’est seulement si on y répond qu’on pourra commencer à changer notre pays.
Tu as eu l’occasion de rencontrer des lycéens et des étudiants bordelais au cours de ta résidence. Quel regard as-tu posé sur vos échanges ?
D.G. : Avec les lycéens, c’était chouette. Ils m’ont donné des fleurs et écrit une belle carte. J’avais déjà rencontré des lycéens en Haïti mais eux, ils avaient plein de questions, ils avaient plus de curiosité sur mon pays, sur mon travail d’écriture. Rencontrer des jeunes est quelque chose qui me passionne. Avec les étudiants, nous avons plus échangé ; beaucoup d’entre eux étaient originaires d’Afrique et ils partageaient mon idée qu’Haïti est très semblable à l’Afrique noire. Ils disaient sans cesse : "C’est pareil chez moi !"
Avec le thermostat au maximum, des pulls épais et un bon parapluie, Darline Gilles est parvenue à traverser l’hiver en douceur. Elle quitte notre ville presque à regret. Au moment de partir, je lui demande ce que signifie son nom de scène : Manzè Da. Da, c’est le diminutif de Darline et manzè désigne en créole haïtien les jeunes femmes trop indépendantes, les anti-conformistes. Alors que les filles de sa génération choisissent de se faire appeler "queen" ou "princesse", elle revendique cette liberté, même si elle est décriée par la société. Je lui parle de ce slogan féministe qui fleurit parfois sur les murs de Bordeaux : "Les filles sages vont au paradis, les autres vont où elle veulent". Et nous rions encore, sous quelques flocons de neige qui n’iront pas bien loin. Dans une semaine, elle rentre au pays. Mais déjà d’autres îles de la Caraïbes se profilent à l’horizon de ses envies d’ailleurs, à suivre, à raconter.
Photo : Fondation Jan Michalski © Wiktoria Bosc