De la passion de traduire
Traducteur du français et de l'anglais vers l'espagnol, Ariel Dilon était en résidence de traduction à la Prévôté en décembre 2013. Né en 1964 à Buenos-Aires, où il vit et travaille encore aujourd'hui, Ariel Dilon est écrivain, traducteur littéraire, éditeur, journaliste.
Sa résidence en Aquitaine a été l'occasion de travailler à la traduction en espagnol du roman de François Bon, Mécanique (éditions Verdier) en vue d'une publication en Argentine par les éditions Mardulce.
Comment es-tu devenu traducteur ? Exerçais-tu une autre activité professionnelle avant ? Quelle a été ta première traduction ? Était-ce une commande ou un choix personnel ?
Ariel Dilon : Au début des années 80, alors que j’avais à peine 20 ans, mon errance m’a conduit dans une petite ville balnéaire de la côte uruguayenne, où j’ai travaillé un temps comme apprenti maçon. Je gagnais très peu, mais j’avais du temps à revendre ! À deux heures de l’après-midi j’étais libre. Je marchais dans les collines, j’écrivais, je cultivais un petit potager dans le jardin de la vieille maison où j’habitais. Et j’avais commencé à traduire, par plaisir, uniquement pour moi, un livre dont il existait déjà de nombreuses éditions en espagnol : L’étranger, d’Albert Camus, un roman fondateur de mon goût pour les lettres.
Ce n’est que 15 ans plus tard que j’ai eu la chance – et le culot – de pouvoir dire à Manuel Borrás, directeur de Pre-textos, l’une des plus exigeantes maisons d’édition espagnoles : "En plus, je suis traducteur". Mensonge… sauf pour cette lointaine expérience avec Camus. J’étais allé l’interviewer pour la revue où je travaillais. Borrás a dû être intéressé par ma manière de parler de la littérature et se dire : "pourquoi pas ?". Il m’a demandé de lui envoyer un échantillon de traduction. Je me suis mis au travail, en collaboration avec celle qui était alors ma femme. Nous avons traduit quelques fragments de L’extase matérielle, magnifique livre de Le Clézio, dont je traduirais des années plus tard Ourania. Manuel Borrás a été enchanté de notre essai, mais il n’avait pas un budget suffisant pour publier ce livre. Il nous a fait toutefois une contre-proposition, ou plutôt deux : traduire, d’abord, De Paris à Cadix, d’Alexandre Dumas, un livre énorme et compliqué qu’il a fallu traduire avec un atlas sous les yeux, puis un roman que j’avais toujours eu envie de traduire : Le diable au corps, de Raymond Radiguet. Depuis lors, la traduction a été ma source principale de revenus, ma passion, ma profession et ma grande école littéraire.
Une grande partie de ton œuvre de traducteur de français est consacrée à la philosophie et aux sciences humaines (Derrida, Bourdieu, Lacan, Clément Rosset). Est-ce un choix ? Quelles difficultés as-tu rencontrées en traduisant ces auteurs en espagnol ?
A.D. : Pour la plupart des auteurs de philosophie et de sciences sociales que j’ai traduits, il ne s’agit pas d’un choix mais, pour ainsi dire, d’une fatalité acceptée, et même cultivée. Cependant, la pensée de Bourdieu m’a énormément intéressé et a eu une influence sur ma manière de voir les rapports humains. Quant aux difficultés, les phrases de Bourdieu étant construites à la manière de longues équations mathématiques, avec de permanentes redéfinitions des termes, il me fallait garder une fidélité extrême, en renonçant à embellir le style. Pour Lacan, oui, c’était un grand défi, mais je suis parti d’une thèse : il fallait le traduire non pas comme un obscur et indéchiffrable gourou, mais comme un écrivain qui, pour paraphraser Mallarmé, donne un sens plus recherché au mots de la tribu. Je voulais aussi conserver le côté théâtral de son enseignement et ses tournures d’improvisation. Quant à Derrida, je trouve qu’il est possible de suivre son interrogation du langage, pas à pas. Même si ce n’est pas toujours facile, il faut surtout préserver la plasticité de ses trouvailles. Le cas de Clément Rosset est très différent. C’est un philosophe que j’admire, et qui, comme Bergson ou Bachelard, fait de la philosophie l’un des plus beaux genres littéraires. Avec Rosset, difficultés et plaisirs vont de pair et s’enchevêtrent, jaillissant d’une source commune : la subtilité, la précision. Chez lui, c’est en fin de compte le style qui produit la pensée.
Tu as traduit aussi des œuvres littéraires – Segalen, Jarry, Dumas, Le Clézio – et en ce moment, tu traduis un livre de François Bon. Comme se passe cette traduction ?
A.D. : C’est un texte qui a deux aspects très importants, lesquels font aussi sa difficulté. D’un côté, il est riche en pouvoir d’évocation comme en émotions, et il coule avec une grande liberté expressive par rapport aux règles grammaticales et aux bonnes manières de la langue. D’un autre côté, cette désinvolture rend d’autant plus difficile le déchiffrement des multiples allusions techniques, qui jouent un rôle de petites bombes à retardement : ce sont des mots de l’enfance et de l’adolescence et, en l’occurrence, des mots du vocabulaire de la mécanique – car le père et le grand-père de l’écrivain étaient des mécaniciens. Ce sont des madeleines proustiennes, des madeleines sales et laborieuses qui éclatent au moment d’être prononcées, chargées d’un pouvoir explosif d’évocation. Il faut trouver des correspondances techniques en même temps que l’équivalence émotive de l’ensemble, tout en gardant la fluidité de la rhétorique particulière de l’auteur. Cela produit une musique singulière. Je dois trouver le moyen de reproduire cette musique. En tout cas, le plaisir et la créativité sont toujours dans le sentiment de la trouvaille. C’est comme dans l’art contemporain : il s’agit moins de créer que de trouver.
Tu traduis aussi des œuvres de langue anglaise et, dans ce cas, surtout de la fiction. Par rapport à la langue française, c’est en quelque sorte un changement de registre musical. Qu’est-ce que cela change pour toi dans la traduction ?
A.D. : Je dirais que les différences sont mélodiques et rythmiques. Les différences mélodiques étant plus radicales entre l’anglais et l’espagnol qu’entre le français et l’espagnol il arrive parfois, malgré les différences, qu’on reproduise, ou plutôt qu’on se laisse prendre dans une sorte de contagion rythmique, qui rapproche le texte cible du texte source. Cela fait partie du plaisir que j’ai à traduire aussi la langue anglaise. En même temps, j’avoue que je traduis l’anglais plus lentement que le français, car mon vocabulaire étant un peu plus restreint, je suis plus dépendant des dictionnaires bilingues.
Est-ce que le vieux débat entre "sourciers" et "ciblistes" a un sens pour toi ? Par ailleurs, on pense souvent la traduction en termes de perte, d’écart, d’appauvrissement, penses-tu possible de la penser autrement, en termes de re-création, de relecture, d’interprétation ?
A.D. : De manière générale, je n’aime pas beaucoup les dogmes et l’esprit de système. En matière de traduction, je suis plutôt enclin à un certain éclectisme. Le traducteur doit préserver sa langue, la réinventer, mais il est en même temps au service du texte source. Il part d’un désir plutôt naïf et qui, au sens strict, va s’avérer impossible à satisfaire : le désir d’être "sourcier" à 100 % et en même temps "cibliste" à 100 %, autrement dit, de ne consentir à aucune perte du "capital" expressif (parlons "Bourdieu" pour illustrer l’idée) du texte source et produire, simultanément, un texte qui soit d’une richesse équivalente dans la langue cible. De ce point de vue, la traduction est un métier improbable, voué à l’échec. Il serait bête d’ajouter à cette improbabilité un parti pris fanatique privilégiant une seule moitié du problème. Il faut donc équilibrer, négocier. À chaque phrase, à chaque mot, il faut décider d’une hiérarchie : quelles sont les « valeurs » qu’on tient le plus à préserver, et celles qui, fût-ce à notre grand regret, importent moins. Dans ce choix réside la grande souffrance du traducteur, ou, si on est lacanien, sa grande jouissance.
Quelle est la situation des traducteurs en Argentine ?
A.D. : Notre situation n’est peut être pas la pire du monde : dans certains pays on ne paie même pas les traducteurs... Mais comparée à la situation française –même si en France aussi il est difficile pour les traducteurs de vivre de leur métier–, ou même espagnole, la situation des traducteurs en Argentine est assez misérable. Avec ce qu’on gagne on peut vivre à peine la moitié du temps investi dans une traduction. Et tous les traducteurs n’ont pas du travail de manière permanente. La plupart des éditeurs, malheureusement, ne valorisent pas ce chaînon fondamental dans la production du livre. Les éditeurs sont fiers de compter sur des professionnels appartenant à la longue et prestigieuse tradition de la traduction en Argentine, où de grands écrivains ont été aussi de grands traducteurs. Mais les payer correctement, leur reconnaître des droits d’auteur, ou au moins un statut d’auteur en mettant leur nom à un endroit bien visible du livre... c’est là une tout autre affaire. Quant à la presse, il est rare que les critiques littéraires daignent signaler que le livre dont ils parlent n’est pas seulement l’œuvre de Shakespeare, de Proust ou, que sais-je, d’Orhan Pamuk, mais aussi la voix d’un traducteur, pour le meilleur ou pour le pire.