Désir noir, Marin Ledun
Lauréat 2024 du Polar derrière les murs, décerné par le festival Quais du Polar pour son roman Free Queens, l'auteur Marin Ledun multiplie les présences sur les manifestations littéraires attachées à son genre de cœur, le roman policier. Pourtant, quand il arrive en résidence au Chalet Mauriac en 2021, il s'interroge sur la nécessité pour un écrivain de participer avec autant d'assiduité à ces événements et se demande si cela ne nuirait pas à sa créativité. Quelques semaines à Saint-Symphorien, et tout change. Romuald Giulivo a récolté sa parole au sortir de cette expérience à la fois solitaire et collective.
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Pilier du roman noir français, aux œuvres plusieurs fois primées, Marin Ledun sort en cette année bien rude pour les poumons de la planète un thriller dans les coulisses toxiques de l’industrie du tabac : Leur âme au diable. Il est aussi également le Lauréat Polar 2021 des résidences au Chalet Mauriac, occasion pour lui de travailler sur un nouveau projet à la genèse un peu différente.
Comment en vient-on à choisir de s’enfermer plusieurs semaines afin d’écrire, quand les derniers mois ont été très contraints pour l’ensemble de la planète ?
Marin Ledun : Disons surtout que ce n’était pas censé se passer de la sorte. Quand, il y a deux ans, on m’a proposé de profiter d’un mois de résidence d’écriture ici, dans le cadre du salon polar de Saint-Symphorien1, j’y ai vu l’opportunité idéale de m’extraire d’un rythme de vie qui commençait à sérieusement me peser. Comme pas mal de mes collègues auteurs, je passais alors beaucoup de mon temps en salon du livre, en rencontres scolaires, j’étais quasiment tous les week-ends loin de chez moi, des miens et de mon bureau. Je rêvais de me dégager un mois ou deux pour écrire, j’avais envie de m’enfermer quelque part pour un moment et de ne plus en sortir...
Et puis est advenu ce que l’on sait et j’ai vite déchanté. Ces quinze mois durant lesquels la planète a tourné au ralenti, tout ce temps plus ou moins enfermé dans ma maison, isolé en milieu rural, loin de beaucoup d’amis, des contacts professionnels, à s’occuper pour l’essentiel des enfants, toutes ces semaines semblables ont été une drôle de période comme pour tout le monde. Si j’ai notamment beaucoup lu, je n’ai pas écrit un mot. Comme si ce confinement avait éteint tout désir d’écriture en moi. Du coup, lorsque le pays s’est lentement rouvert et que j’ai enfin quitté mon domicile, mais pour aller me confiner ailleurs, volontairement et pour écrire en plus, c’est-à-dire faire un truc dont je n’avais pas envie, ça m’a pas mal angoissé. Je suis arrivé au Chalet à reculons en me demandant sans cesse ce que je fichais là...
Et qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis sur l’expérience ?
Marin Ledun : Plusieurs choses, mais en premier lieu les rencontres que j’ai faites ici. Les autres résidents, qui étaient là depuis un moment, avaient déjà une bonne pratique des lieux qu’ils m’ont fait découvrir. Au final, j’ai eu un peu l’impression d’arriver chez des amis, cela s’est fait très simplement. Échanger sur nos pratiques respectives de façon sommaire mais régulière — lors des repas par exemple ou à l’occasion d’une pause dans nos travaux respectifs — m’a fait beaucoup de bien. Je me suis aperçu que ce partage m’avait énormément manqué durant les confinements successifs, et retrouver cette dynamique a largement contribué à faire ressurgir l’envie d’écrire.
Découvrir une nouvelle façon d’organiser mon temps de travail m’a aussi pas mal intrigué. J’écris depuis un moment, mais c’est ma première résidence. Jusqu’il y a peu mes enfants étaient encore en bas âge et s’éloigner plusieurs mois de chez moi, c’était trop compliqué. J’ai finalement découvert ici comment changer de cadre pouvait avoir un effet stimulant.
Et puis la façon dont les auteurs sont accueillis et choyés au Chalet Mauriac a de toute évidence compté pour moi, ça a réellement provoqué une sorte de déclic. Je me suis senti non seulement encouragé dans ma démarche, mais aussi en confiance. Contrairement à un livre que j’aurais commencé avec une relation éditoriale déjà établie, on ne m’a pas demandé de comptes, on ne m’a pas posé de contraintes. On a tout mis en place afin que je puisse écrire en liberté.
Comment s’est passé ce retour à l’écriture ?
Marin Ledun : Je suis arrivé ici avec un projet qui était encore très flou : une histoire devant se passer au Nigéria et qui nécessitait beaucoup de documentation. Mais, à cause de la crise sanitaire, je manquais de matière. Je n’avais pas pu faire le voyage que j’avais prévu sur place, je n’avais pas pu rencontrer les ONG que je voulais interroger. J’ai donc compris que ce projet n’était pas réalisable pour l’instant, et que je devais attaquer autre chose — ce que j’ai fait dès le premier jour. J’ai creusé une idée que j’avais en tête depuis un moment et me suis mis au travail sur un polar autour du passé colonial français. Cette idée remontait à ma lecture du Portrait du colonisateur d’Albert Memmi2, où il développe ce qu’il appelle le complexe de Néron et qui, pour le dire rapidement, recouvre le fait que les colonisateurs sont toujours les médiocres de l’endroit d’où ils viennent. Ce sujet me traverse depuis des années, tout comme les îles du Pacifique Sud où j’ai installé l’action et, sans vraiment réfléchir, je me suis mis au travail avec un plaisir immense, un plaisir que je n’avais pas ressenti depuis un moment.
Du coup, vu de l’extérieur, ce mois de résidence aurait pu paraître quasi monastique, car je n’ai pas quitté ma chambre aux volets mi-clos. Ce n’est pourtant pas du tout comme cela que je l’ai vécu, au contraire. J’ai une très mauvaise connexion Internet chez moi, alors j’ai profité d’être ici pour regarder un tas de vidéos sur les Marquises et, entre le travail de documentation et l’écriture, j’ai l’impression d’avoir passé un bon moment en plein Pacifique !
Est-ce que cette longue période sans festivals, puis ce temps d’écriture en résidence vont changer ta façon d’envisager ton activité ?
Marin Ledun : Avec ces différents confinements, j’ai compris que l’émulation générée par les salons et les rencontres était cruciale dans mon approche de l’écriture. Ça m’a énormément manqué et sûrement mené à ce tarissement momentané du désir dont je parlais précédemment. Alors oui, peut-être vais-je devoir apprendre à en faire moins, à préserver plus de temps pour moi, mais je ne peux pas m’en passer. Écrire, c’est certes mener ton petit projet personnel, mais c’est aussi bien plus. C’est aussi t’embarquer une sorte de train un peu dingue de militantisme culturel, avec des gens qui se démènent pour organiser des manifestations, des rencontres, des signatures, parce qu’ils sont persuadés que la lecture est subversive et a un rôle de premier plan à jouer dans nos sociétés. Travailler, partager des moments avec ces gens, eh bien je ne peux pas écrire sans. C’est vraiment un truc que je n’avais pas perçu jusqu’ici, mais dont j’ai désormais pleinement conscience après ces derniers mois de disette.
On imagine toutefois que, comme une grande majorité des auteurs en France, ce rythme t’est imposé par une nécessité économique, dont peut-être tu aimerais parfois sortir ?
Marin Ledun : J’ai effectivement longtemps couru après l’idée de sortir de ce système. Ça a même constitué pendant un moment un objectif en soi, mais j’en suis vraiment revenu. Je sais que j’ai besoin de cette alternance entre temps d’écriture et temps de représentation pour maintenir l’équilibre financier de mon activité. Et c’est tant mieux, je crois que cela me protège de beaucoup de choses.
Le polar est une littérature qui marche très bien en France, elle a le vent en poupe depuis une vingtaine d’années, mais le roman noir tel que je le pratique, à travers le prisme de la critique sociale, demeure plutôt à la marge de ce succès. Ce sont des livres qui sont mis en avant par les éditeurs, qui ont bonne presse, qui sont éventuellement adaptés au cinéma, mais dont les ventes restent somme toute assez modestes. Ce n’est donc pas une littérature que tu écris pour gagner des ronds. Il faut forcément avoir quelque chose à côté. Certains ont un autre boulot, d’autres mènent en parallèle des projets un peu plus commerciaux, et d’autres encore, comme moi, sillonnent la France des salons et des rencontres littéraires. C’est la réalité de notre boulot d’auteur.
Pour revenir à ce que je disais un peu plus tôt, c’est aussi ce que j’ai apprécié en arrivant ici : m’apercevoir que les gens qui font vivre le Chalet Mauriac avaient une conscience précise non seulement des enjeux du monde de la culture ou de la littérature en général, mais aussi de l’univers de la littérature noire. On connaissait mes problématiques et on m’a offert des solutions par rapport à ça. Ce mois passé au Chalet m’a fait beaucoup réfléchir et a quand même pas mal bousculé le regard que je posais sur la façon d’organiser mon travail.
1. Festival Du Sang sur la page, salon Jeunesse, Polar, Peur et Frisson de Saint-Symphorien.
2. Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, Albert Memmi, Folio actuel, Gallimard (Première parution en 1985)