Deux destins dans "Une nuit noire et longue"
Une nuit noire et longue est le sixième ouvrage de l'auteure angoumoisine Julie Nakache, le premier publié aux éditions girondines du Temps qu'il fait.
Deux destins de femme s'entremêlent, plongés dans la Hollande du 17e siècle et pourtant à mille lieues et quatre siècles d'écart.
Geertje, servante de son état, nous parle depuis la prison de Gouda, au sud d'Amsterdam, d'où elle invective celui par qui son malheur est arrivé.
Alors, content vieil Ours ? [...] Tes toiles, vieil Ours, ne racontent rien de mon histoire, ne parlent pas de notre amour [...] Et tandis que tu attaches les poils de tes pinceaux, broies les pigments pour les mélanger à l'huile ou prépares les plaques de cuivre pour la gravure, chaque jour, un peu plus, tu m'effaces.
Lecteur, tu comprends alors qu'elle te parle de Rembrandt Van Rijn et que tu vas vivre - à la première personne du singulier - l'histoire de Geertje, petite paysanne devenue servante et maîtresse du Maître, le plus grand peintre de son temps.
Tu t'en régales d'avance.
Quelle n'est pas ta surprise, au second chapitre, tout en italique, de trouver un autre "je".
Julie, jeune auteure angoumoisine, s'interroge. Elle ne veut pas écrire un roman historique. Tant d'écrits déjà sur Rembrandt... Elle doute de son entreprise. Elle peine à écrire Geertje.
Je tente désespérément de me relier à elle ; mes tentatives échouent. Des siècles nous séparent... [...] et pourtant nulle autre route ne s'offre à moi.
Lecteur, toi aussi tu t'interroges : deux histoires en une, trois personnages principaux : Geertje, Rembrandt et l'auteure ? Tu n'es pas habitué. Poursuis cependant, tu ne seras pas déçu.
Les deux histoires s'entremêlent, se rejoignent, s'écartent, décrivent toutes deux la vie quotidienne en Hollande, si foisonnante en cette riche époque de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Dans la bouche de Geertje, sous la plume de Julie, resurgissent les lieux (du village de Randorp à la ville d'Amsterdam, en passant par les petites villes d'Edam et Hoorn), les activités (paysans, pêcheurs, maîtres et serviteurs) d'où émergent les rêves et les tourments qui rapprochent l'auteure française et la servante hollandaise.
L'histoire de Geertje entre en résonnance avec la mienne et ces lignes m'aident à démêler l'écheveau de mes tourments.
Julie donne la parole à Geertje puis prend la parole à son tour. Elle réussit ce tour de force de mélanger ces deux approches, de peindre la vie de Geertje et d'y placer, discrètement, quelques touches de la sienne : En même temps que s'écrit son destin, mûrit la pensée de ma propre vie.
Non sans douter de son entreprise... Lecteur, elle te fait partager les angoisses de l'écriture. Comme nombre d'écrivains, son personnage l'obsède : elle vit avec, souffre avec. Sans parler de l'obsession du mot juste.
Cette nuit, de mauvais rêves ont agité mon sommeil. Je me suis levée plusieurs fois, je suis restée devant la fenêtre, attendant l'aube. Mes propres mots me donnent le vertige.
Chez moi, elle (l'écriture) s'apparente à un douloureux combat de boxe : on y donne et on y reçoit, pourtant sans le vouloir, des coups qui font mal.
Julie Nakache a déjà publié trois romans, sorte de contes surréalistes ou fantastiques où ses personnages évoluent dans des univers oniriques inspirés de tableaux de grands artistes, et où les femmes en lutte avec les hommes, renaissent, se métamorphosent. Comme elle a pu renaître après un abandon, au contraire de Geertje.
"Pour Portrait au visage manquant, j’imaginais du Bosch, du Eisher, du Courbet. Il neige un peu de lui sur le seuil où elle attend était plus inspiré par La Femme en bleu de Picasso, ou Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. Pour Le Reflet des méduses, ce sont les paysages de Vernet qui m’inspiraient."
Seulement, ces trois ouvrages n'ont touché qu'un public confidentiel.
Julie a sans doute fait avec Geertje la rencontre de sa vie d'auteure.
Elle lui a permis d'exprimer enfin ce qu'elle sent en elle de plus profond : dire l'importance des rencontres, "combien une rencontre peut disloquer et recomposer à nouveau une personne" et dire la place des femmes, "comment la femme existe et s'affirme par rapport à l'homme".
D'elle à moi quelque chose doit pouvoir se dire de la femme.
Et cette rencontre en a entraîné une autre, capitale dans la vie d'un auteur, celle d'un grand éditeur.
En août 2019, Julie Nakache confiait : "Je viens de finir un roman un peu différent, à partir de la biographie d’une femme qui a vécu dans l’ombre d’un peintre célèbre. On retrouve le thème de la peinture, mais cette fois elle ne finit pas en tableau. Cette histoire est plus ancrée dans le réel."
Cet ancrage dans le réel est une des raisons qui a emporté l'adhésion de l'éditeur du Temps qu'il fait. Car sa maison, Le temps qu'il fait, fondée en 1981, est riche d'un catalogue de "littérature exigeante dans ses visées, audacieuse dans ses formes, et jamais coupée du vivant."
Installé aujourd'hui en Gironde, après plus de vingt-cinq ans à Cognac, en Charente, il jouit d'une indéniable notoriété et continue de publier des talents singuliers. Il a trouvé chez Julie un vrai travail de création, une réflexion bien sentie sur les rapports de classe et la place des femmes.
Gageons que ces deux rencontres ont amorcé un tournant dans la vie de cette jeune romancière. Une nuit noire et longue mérite de trouver ses lecteurs, d'autant plus que l'ouvrage - un bel objet comme toujours au Temps qu'il fait - publié en mars 2020, en plein cœur de la pandémie qui a entraîné la fermeture des librairies, est resté dans les cartons. Il embellirait pourtant la vitrine des librairies.