Elsa Escaffre ou la littérature spectaculaire
Après la parution en 2022 chez Christian Bourgois de son premier roman Sans Chichi, une expérience littéraire où elle mêle un éloge funèbre touchant à son grand-père avec la grande histoire et l’annonce par les médias de la mort de Jacques Chirac, Elsa Escaffre, autrice et plasticienne, continue de creuser le sillon d’une œuvre où les mots et leurs matières jouent à parts égales. Pour ce faire, elle a été accueillie au Chalet Mauriac dans le cadre d’une résidence périlittéraire visant à concevoir une lecture immersive autour de son roman. Retour sur ces dix jours de travail intense.
D’où vient cette volonté de poursuivre votre travail d’écriture autour de ce texte ?
Elsa Escaffre : Il n’était pas envisageable pour moi de laisser ce roman dans un état figé, dans sa condition de livre d’étagère, si je puis dire. J’ai fait des études d’art, j’ai toujours pensé la création sous des aspects plastiques et il me semble évident de devoir faire vivre mon écriture sous une forme plus vivante, dans d’autres formats, d’autres dispositifs. Je crois de plus que Sans Chichi s’y prête volontiers, en raison de sa thématique, mais aussi en raison de sa structure. Durant sa rédaction, j’ai utilisé beaucoup de matière journalistique pour alimenter la narration — des extraits de dépêches, des archives radiophoniques ou télévisuelles. Le titre vient de là notamment, c’est une référence directe à la une de Libération au lendemain de la disparition de Jacques Chirac. Il était donc quasi nécessaire d’utiliser tout ce matériel pour en faire quelque chose de neuf autour du livre, et qui permettra aussi aux lecteurs de l’aborder par un autre angle, en retrouvant notamment le grain de son si caractéristique de cette époque.
Quelle forme avez-vous choisi de donner à ce prolongement ?
E.E : Je suis partie sur une petite forme spectaculaire, de vingt ou vingt-cinq minutes, mais je me suis dans un premier temps concentrée sur l’aspect sonore, en montant une pièce audio qui mélange lecture et extraits d’archives. J’y parcours certaines parties du livre pour y bâtir un ensemble plus universel que ne l’est le roman. Pour le dire rapidement, le sujet se concentre plus sur le deuil en lui-même, sur cette question plus générale de savoir comment l’on fait tous avec nos morts.
Je suis assez contente du résultat, mais je n'en suis pas pleinement satisfaite. En l'état, il m'est difficile de le prolonger où de l'inscrire dans un dispositif plus large. Ce montage sonore a besoin d’abord d’être affiné. Et puis j’aimerais beaucoup partager cette réflexion avec des auteurs ayant plus d’expérience des lectures que moi, avec des artistes qui savent comment fonctionne un spectateur et ce que l’on peut lui proposer. J’ai évidemment un œil et une oreille, mais je manque de recul et j’aimerais passer à un travail plus collectif. C’était d’ailleurs l’une des motivations à partir en résidence. J’avais envie de rencontrer d’autres auteurs, recevoir leur regard et leur avis sur cette tentative de traduction d’un livre dans une autre forme. J’ai pu avoir des échanges, mais dix jours, c’est au final très court. J’aurais aimé réfléchir un peu à la scénographie, ma voiture était remplie d’objets à utiliser, j’ai très envie de retrouver un peu de la magie propre aux spectacles jeunesse en m’orientant vers ce que l’on pourrait appeler une lecture enfantine pour adultes, mais je ne suis pas arrivée jusque-là. Honnêtement, je ne pensais pas que la tâche serait si difficile. À travailler le corps du texte, j’ai eu l’impression d’exhumer mon propre livre.
Est-ce que traduire un texte en une forme plastique ou spectaculaire ne nécessite pas au final d’écrire un nouveau texte ?
E.E : Très probablement. D’autant qu’une infinité de choix sont possibles. Monter une lecture c’est forcément couper, sélectionner. Je peux très bien prendre quatre extraits de mon roman pour en faire un truc triste à mourir, quand trois autres passages assemblés ensemble donneront un objet radicalement à l’opposé, quelque chose de bien plus jovial. C’est d’ailleurs une problématique qui m’a pas mal préoccupée. J’ai tenté, dans la sélection des passages que j’ai utilisés, d’équilibrer les ambiances, d’adjoindre à des pages assez graves des moments plus cocasses ou ludiques. Sachant qu’en plus le texte prend forcément une coloration nouvelle une fois qu’on lui adjoint du son. J’ai donc réalisé beaucoup d’essais successifs afin d’arriver à un résultat satisfaisant, quelque chose où chaque effet serait correctement dosé.
Votre expérience de plasticienne a-t-elle influencé la façon dont vous avez bâti cet objet sonore ?
E.E : J’avais déjà préparé des petites formes à l’occasion de la sortie du livre, des choses que je pouvais proposer lors des signatures en librairies notamment. J’avais ressenti le besoin de concevoir ces moments un peu spéciaux qui pourrait permettre aux gens d’entrer différemment dans le roman. Et ces petites formes sont déjà organisées autour de certains procédés revenant souvent dans mon travail. J’y utilise par exemple des objets comme outil de ponctuation — des pommes en l’occurrence — et beaucoup de collages, matérialisés sous forme de post-it pour faire résonner des idées ou des mots entre eux1. Le livre utilise énormément ce procédé. Je n’y construis pas une narration continue, mais je procède plutôt par du texte en blocs qui se juxtaposent, s’enchevêtrent et qui, en s’associant les uns aux autres, font sens par ricochets.
Pour ce qui est du son proprement dit, je pensais pouvoir reprendre des extraits de reportages ou de journaux radio tels quels, mais j’ai au final fait énormément de montage. Je n’avais pas enregistré le matériau qui a nourri l’écriture du roman et, bien sûr, il m’a été impossible de retrouver la plupart des passages exacts qui m’avaient inspirée ou qui figuraient dans le livre. J’ai donc été obligée de fabriquer des choses, souvent de toutes pièces à partir de nombreuses archives INA. De toute façon, je me suis assez vite aperçue que si j’utilisais les rares sources d’origine que j’avais à ma disposition sans les modifier, il y avait toujours quelque chose qui ne fonctionnait pas. Ça a donc été pas mal de boulot. Mais ça a donné des choses plus créatives, et parfois étonnantes. J’ai par exemple utilisé des archives datant de la mort de François Mitterrand pour constituer une annonce de celle de Jacques Chirac. Je trouvais que le grain du son dont je parlais tout à l’heure et auquel je tenais y était plus prononcé, plus typique. Du coup, par la magie des coupes et la grâce du montage, ça m’a permis de fabriquer un truc assez étrange, à savoir l’annonce par Jacques Chirac de sa propre mort.
Avez-vous l’impression que cette expérience aura des conséquences sur la façon d’aborder vos prochains travaux d’écriture ?
E.E : Il est un peu tôt pour le dire. Mon approche est de plus assez différente de celle d’un écrivain classique, je pense. Le texte vient à moi d’abord hors du livre et, contrairement à ce que j’appelle ma "matière courte" qui est composée de formes fragmentaires et expérimentales, j’ai besoin pour ma "matière longue" d’expérimenter.
J’ai bien une idée qui insiste, j’ai fait plusieurs essais, mais je ne sais pas encore réellement comment la traduire. J’aimerais travailler autour d’une femme du XXe siècle (Frances Glessner Lee, NDLR) qui a conçu des objets assez surprenants, destinés à la formation des policiers américains de l’époque : des dioramas très détaillés de scènes de crime, des sortes de maisons de poupées plutôt morbides2. Il y a plein de choses qui m’intéressent là-dedans : ce que ça dit du rapport à la violence, des liens entre privé et public, de la position de la femme, etc. Mais pour l’instant, je ne suis pas sûre d’avoir trouvé la bonne façon de traiter tout ça. C’est plus fort que moi, j’ai besoin de me poser des problèmes. J’ai besoin de me confronter à des choses que je ne sais pas encore faire.
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1 : Voir en ligne la lecture de Sans Chichi par Elsa Escaffre, à la Librairie l'Atelier, dans le 20e arrondissement de Paris : https://www.youtube.com/watch?v=-IB8PUC1DjY