Faire parler les fantômes
Lauréate de la résidence Récit 2020, Laurence de La Fuente était au Chalet Mauriac du 21 septembre au 2 octobre derniers pour la rédaction de Résider, projet abordant entre fiction et poésie les nombreuses adresses qu'elle a connues. Elle est revenue avec nous1 sur cette résidence, fragmentée dans le contexte de la pandémie.
Comment relierais-tu cet objet au reste de ton parcours ?
Laurence de La Fuente : Après l’exploration sur plusieurs années d’un hôpital en centre-ville à Bordeaux pour Espaces hospitaliers2, projet perecquien au sens où l’œuvre de Perec a été une source d’inspiration et de motivation, je déménageais pour la énième fois et je me suis dit que j’avais eu énormément d’adresses, avec en moyenne un peu moins de deux années vécues à chacune, et c’est ce qui a déclenché mon envie d’écrire. Pour examiner peut-être cette bougeotte. Il y avait aussi le besoin d’aménager un espace d’écriture malgré l’instabilité de mon environnement. Les Performances éthologiques de Font3 étaient parties d’un traité d’éthologie, avec une liste de termes classés par ordre alphabétique et cette fois, j’avais envie de travailler dans un cadre qui soit donné par les adresses, classées par numéro dans un ordre croissant, en dehors de toute chronologie. Les numéros tiennent un rôle graphique et rythmique dans le livre, des accroches pour l’œil.
Pourquoi as-tu tant besoin du réel, d’histoires vécues pour écrire ?
L.d.l.F. : Je trouve que le réel contient plus de fiction que la fiction elle-même, il est pour moi un déclencheur de fiction. J’ai un goût pour certains auteurs qui sont cités dans mon texte, comme Enrique Vila-Matas, António Lobo Antunes, Mary Flannery O'Connor, qui partent du réel pour aboutir à la fiction et j’ai tendance à travailler dans ce sens-là moi aussi. La fiction fait vriller le réel, lui imprime une torsion qui le fait partir dans d’autres sens et permet de développer d’autres pistes. Et bien sûr, il y a Fictions de Jorge Luis Borges, qui n'a jamais cessé de m'accompagner, cette façon de semer le trouble sur le réel même de la langue.
"Ce qui m’importe, c’est de faire que des univers se rencontrent et voir ce qui en résulte. Comme dans mes ateliers d’écriture, entre les univers des participants, le mien et ceux des auteurs des textes qui me travaillent."
J’ai fait le choix de parler d’adresses où j’ai habité, mais aussi celles de ce qu’on appelle les résidences dans nos métiers du spectacle et de l’écriture, et d’adresses où je me suis projetée qui ont été celles d’auteurs pour qui la notion d’espace, de lieu, d’habitation, est fondamentale. Très vite, j’ai eu envie de me mettre dans les pas de ces auteurs et je me suis dit : sur deux pages je peux être Lobo Antunes, Vila-Matas ou Flannery O’Connor. Je suis partie d’éléments de réel mais ils sont toujours remaniés et floutés. Par exemple, du texte de Vila-Matas Paris ne finit jamais, j’ai repris cette chambre de bonne habitée dans l’immeuble de Marguerite Duras et pour le reste, j’ai composé. Je me suis projetée à la place de ces auteurs et quelque chose de leur écriture a infusé dans la mienne. C’est ça qui m’a beaucoup intéressée aussi d’observer, comment l’écriture de mes propres adresses a pu être contaminée par ces croisements. Et puis ce qui m’importe, c’est de faire que des univers se rencontrent et voir ce qui en résulte. Comme dans mes ateliers d’écriture, entre les univers des participants, le mien et ceux des auteurs des textes qui me travaillent.
Dans cet objet, comment relies-tu l’intime et le politique, l’histoire et le message ?
L.d.l.F. : Il y a des textes de teneurs très différentes, c’est pour ça que des illustrations, sous la forme de poèmes qui alternent avec les textes en prose, se sont imposées. C’est en explorant au maximum chaque lieu, ce qui s’y est déroulé et ce qui se passait dans le monde sur le moment, que j’ai cherché des liens, des effets de choc aussi, et voulu dégager une image ou une anecdote qui fasse lien avec le nom de la rue aussi. Dans le texte sur la rue Sainte-Catherine, m’amuser à trouver qui était cette sainte, quel avait été son supplice et le miracle qu’elle avait accompli, m’a conduit sur le sujet de la société marchande, avec l’image du lait de la marchandise parce que lorsqu’elle est morte, selon la légende, du lait s’est mis à couler de ses seins. Et cette rue est quand même la rue de la marchandise ! Donc j’ai essayé comme ça dans chaque texte de provoquer une sorte de court-circuit entre l’intime et le politique, que j’ai tenté ensuite de condenser dans le poème.
Et puis tout un autre pan concerne les textes écrits sur des adresses où je n’ai pas vécu mais qui ont un rapport avec moi. Je pense par exemple à celle d’un arrière-arrière-grand-père dans le quartier de la rue Mouffetard à Paris. Les actes de naissance étant désormais numérisés par les mairies j’ai pu retrouver des adresses précises, en me promenant avec le petit piéton de GoogleMaps j’ai pu visualiser les rues et les façades et, à partir de là, j’ai inventé.
De quelle manière les lieux sont-ils des sortes de personnages, dans tes textes et dans ton travail de mise en scène ?
L.d.l.F. : Dans la mise en scène, c’est plus précisément la combinaison du temps et des lieux qui est centrale et motrice. Sur un plateau on a cette liberté-là de pouvoir passer d’un lieu à un autre et d’un temps à un autre sans forcément que ce soit signifié dans la scénographie, et d’ouvrir des sortes de failles spatio-temporelles, de provoquer des condensés ou des précipités de temps et d’espace. Le théâtre comme la littérature sont des lieux où on peut faire parler les fantômes, ici et maintenant.
"Ce chalet, qui a tout du décor d’un roman gothique, est extrêmement fictiogène et il a eu une influence indéniable sur mes textes concernant Mauriac, Lovecraft ou Mary Shelley."
Les textes sur les lieux de résidence révèlent comment le lieu où l’on écrit peut influer sur l’écriture. Celui sur le Chalet Mauriac est une sorte de lettre adressée à François Mauriac. À mon arrivée cela faisait très longtemps que je n’avais rien lu de son œuvre. J’ai été rapidement envoûtée par le lieu, il y avait des livres de Mauriac qui étaient là et que j’ai lus, notamment sa Correspondance intime qui est magnifique. J’ai découvert aussi des romans que je ne connaissais pas, par exemple Le Mystère Frontenac qui se déroule dans ce chalet et pourrait être l’œuvre d’un auteur anglo-saxon, presque un roman noir. Ce chalet, qui a tout du décor d’un roman gothique, est extrêmement fictiogène et il a eu une influence indéniable sur mes textes concernant Mauriac, Lovecraft ou Mary Shelley. J’avais emporté d’elle son livre Que les étoiles contemplent mes larmes, sur la perte de son mari le poète Percy Shelley, où l'on découvre son rapport à une multiplicité de lieux et son incapacité à se fixer dans un seul.
J’ai l’impression que la question des lieux et de leur exploration à travers l’écriture est au centre de beaucoup de textes en ce moment. Peut-être avec les conditions particulières de la période que l’on vit depuis quelques années, l’accélération du changement climatique, le dégel du permafrost, la terre qui est de plus en plus abîmée par notre exploitation des espaces et des ressources, on a compris que les lieux que l’on connaît ne seront pas éternels. Cette question est historiquement beaucoup plus présente chez les auteurs américains, avec la présence enfouie des Indiens. Chez Lovecraft, chez Flannery O’Connor et beaucoup d’autres, il y a quelque chose de l’ordre des revenants qui toujours affleure. Ça a été saisi depuis bien longtemps par les auteurs américains et on est peut-être en train de le découvrir, en Europe où, avant, la nature était donnée telle quelle et où il y avait une construction de l’histoire extrêmement balisée. Peut-être que là d’un seul coup on se rend compte qu’il y a des hantises qui ressurgissent, des virus qui se baladent, et tout ça vient déséquilibrer notre vieille assurance.
Justement, comment as-tu vécu les conditions particulières de cette résidence, sa fragmentation dans le contexte de la pandémie ?
L.d.l.F. : J’ai démarré mon texte il y a plus d’un an et demi, donc il s’était déjà écrit de façon fragmentaire en amont et le fait qu’il y ait eu deux lieux sur trois temps, entre juillet et octobre, s’est avéré assez précieux parce que ça m’a permis d’écrire d’une part en plein quartier Saint-Michel, dans un lieu proche de certaines adresses que j’ai pu occuper et, d’autre part, dans un lieu qui était complètement ailleurs, au milieu de la Lande girondine que je connaissais si peu. Et les intervalles ont été des temps de décantation, qui ont renouvelé ma dynamique d’écriture.
1Laurence de la Fuente a répondu aux questions de Françoise Valéry, née en 1970, éditrice, parfois auteure et traductrice. Diplômée de l’école des Beaux-Arts de Bordeaux où elle suit au début des années 90 les ateliers de l’écrivain et éditeur Emmanuel Hocquard, elle met en page et assure le travail éditorial en connivence avec les auteurs des livres publiés aux éditions de l’Attente depuis 1992. Depuis une vingtaine d’années elle anime des ateliers d’écriture avec différents publics, proches ou éloignés de la littérature. Lorsqu’elle trouve le temps d’écrire, elle part de textes trouvés qu’elle s’approprie et transforme.
Les éditions de l'Attente ont publié en 2014 le titre Performances éthologiques de Font que cosignent Laurence de la Fuente et Bruno Lahontâa. Laurence de la Fuente et Françoise Valéry ont également coécrit le livret Échanges giratoires, paru en 2019 aux éditions N’à qu’1 œil.
2Livre numérique à paraître à La Marelle (Marseille).
3L’Attente, 2014.