"Fin de siècle", dans les hauts-fonds du roman noir
Sébastien Gendron aime triturer les genres et nous le prouve une nouvelle fois avec son dernier roman, Fin de siècle, édité par Gallimard, dans la collection Série noire, qui accueille une nouvelle génération d’auteurs singuliers comme Elsa Marpeau ou Caryl Férey. À noter la sortie en synergie du format de poche de son précédent ouvrage, Révolution.
Sébastien Gendron est passé maître de l’humour noir, nous offrant une transfiction détonante et sans concession sur les dérives de notre monde occidental. Fin de siècle est construit et se lit comme un scénario, avec pour accroche de chapitre un lieu, ses coordonnées satellites et son niveau au-dessus de la mer. La mer, point d’ancrage du roman, de naufrage plutôt, avec les principaux protagonistes que sont les mégalodons, requins préhistoriques gigantissimes revenus de l’oubli, tels des Godzilla venant rétablir l’ordre naturel d’un monde sali par l’humain. Les scènes de carnage s’enchaînent dans le roman de façons radicales et impromptues, comme un message définitif à l’Humanité qui n’a plus le droit à une seconde chance. Seule la Méditerranée est protégée par des herses démesurées, zone des ultra riches retranchés dans leurs vies à la dérive. Ce confinement volontaire et confortable ne durera pas… La scène d’entrée du roman est la plus éprouvante pour le lecteur, un tueur en série pervers et méthodique nous invitant dans sa scène de boucherie. Sa victime, Perdita Baron, sera le premier maillon sacrifié d’un effondrement plus global, symbolisé dans le récit par des personnages aussi dérangés qu’investis de missions perdues d’avance, tous pris au piège de leur condition. Un artiste paranoïaque volant des œuvres et les abîmant pour mieux les revendre – la scène du vol des tulipes de Koons fait écho à l’absurdité du marché de l’art contemporain, comme la hache plantée dans un Soulages - ; un trio de flics bavards, homosexuels refoulés, porté par un agent du FBI sorti d’une série US et d’un policier voulant devenir écrivain ; un spécialiste des poissons mutants qui a vu la fin avant tout le monde, résigné et lucide ; une bande de phalangistes fanatiques transférant les os du Caudillo clandestinement ; un aventurier désespéré de l’espace voulant battre le record de Baumgartner dans la mésosphère ; des personnages publics qui servent d’apéritif aux mégalodons… une sauce apocalyptique farcie d’humour cinglant, extrêmement visuelle et addictive.
"Le réel bousculé bifurque, la nature se met à muter, sans prévenir, aussi violente que celle des ultra-riches ou que des pervers."
Ce conte méchant, barré et ironiquement tendre, a cette vertu d’être prophétique, surtout en ces temps de pandémie et de fragilisation de nos systèmes naturophages. La vanité, l’égocentrisme, l’individualisme, les dérives du capitalisme – les herses vendues à un fonds de pension avec toutes les conséquences imaginables du carnage -, le chaos globalisé, l’aveuglement des puissants et l’interdépendance des inepties de chacun… beaucoup de thèmes forts mis en scène de façon presque clownesque, Sébastien Gendron cultivant la fascination et le voyeurisme chez chaque lecteur. Un rapport ambivalent nous lie au texte, le lecteur bousculé attendant le prochain massacre à chaque chapitre. Les requins font parfaitement leur office, mais l’humain ne donne pas sa part aux squales…
Viennent s’ajouter des phénomènes assimilés par notre agent du FBI à des failles spatio-temporelles. Une trouvaille très habile et étonnante de l’auteur, qui va accompagner la descente aux enfers de nos héros. L’apparition dans le réel d’autres réalités, provoquant de multiples accidents, va remettre à zéro la perception des personnages hauts perchés du monde qu’ils pensaient dominer. Un lion, un char romain, des rues entières, des zèbres et un troupeau de gnous… autant d’apparitions foutraques dégorgées de collisions d’espace-temps révélés. Le réel bousculé bifurque, la nature se met à muter, sans prévenir, aussi violente que celle des ultra-riches ou que des pervers. Claude Carven, le chercheur d’absolu, coincé dans sa petite capsule à 88 kilomètres au-dessus de la mer, prend conscience de sa finitude et finira lui aussi au cœur du chaos. Jubilatoire !
"La sève des romans de Sébastien Gendron reste la même : peinturlurer notre époque d’un noir brillant et souriant, pratiquant les allégories souvent outrancières pour mieux nous régaler."
L’auteur malaxe les genres et nous régale. Il ne bride en rien notre imaginaire et nous fonçons comme Asta Roth et Armel, le couple vivant de bast’art, dans une scène à la Demy, rouge sang, sur fond d’un morceau de The Divine Comedy, trouvant enfin un sens à leur vie si pathétique. Il y a des descriptions à la Bret Easton Ellis et des plans-séquences à la Tarantino, mais la sève des romans de Sébastien Gendron reste la même : peinturlurer notre époque d’un noir brillant et souriant, pratiquant les allégories souvent outrancières pour mieux nous régaler. Le sort du monde va se régler d’une façon incongrue mais tellement logique. Le final est un peu cynique, comme tout le roman, mais le lecteur aura le temps de devenir complice et témoin de cette fatalité : à quand la fin d’un monde qui se nourrit chaque jour des prophéties d’une fin de siècle sans se soucier du lendemain ?
Fin de siècle, de Sébastien Gendron
Gallimard, Collection Série Noire
240 pages
19 euros
mars 2020
ISBN : 9782072867682