Hakob Melkonyan et les miroirs du temps
À presque quarante ans, Hakob Melkonyan est l’auteur réalisateur de plusieurs documentaires, dont de nombreux 52 minutes pour France Télévisions. Il termine une trilogie personnelle sur son pays natal, l’Arménie1, et travaille en même temps sur son premier long métrage de fiction, Au milieu de nulle part. Pragmatique, il a souhaité que cette "bascule" soit accompagnée. Il a donc été lauréat à l’été 2021 de la formation scénario Du court au Long, dispensée par la Fémis en partenariat avec le Fifib2 puis, à l’automne 2022, d’une résidence d’écriture cinéma ALCA Nouvelle-Aquitaine, au Chalet Mauriac.
En lisant votre curriculum vitae, on est tout de suite frappé par votre très jeune âge quand vous avez commencé votre cursus universitaire en cinéma et théâtre à Erevan. En 2001, vous aviez tout juste 17 ans…
Hakob Melkonyan : Cela a commencé bien plus tôt encore, puisque je me suis passionné pour le théâtre dès mes treize ans. La guerre de 1991-1994 contre les Azéris venait de se terminer. Je vivais près de Nakhitchevan, un village frontalier qui depuis est en Azerbaïdjan. Pour mémoire, en 1991, à la chute de l’Union soviétique, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont déclaré leur indépendance, tout comme les autres Républiques socialistes soviétiques. Mais au sud, le Haut-Karabakh, un territoire arménien que Staline a "donné" aux Azéris en 1921, a lui aussi proclamé son indépendance. Les Azéris y ont immédiatement envoyé leur armée. Il était alors encore peuplé par 95 % d’Arméniens. Depuis, nous sommes perpétuellement en guerre.
À ce moment-là, en 1997, il n’y avait plus d’électricité ni de gaz dans le village et il ne restait que deux lieux pour nous, les jeunes : l’école, qui servait également de centre de loisirs, et le vieux théâtre des années trente, un énorme bâtiment de type soviétique. La première pièce que j’y ai vue était une comédie d’un dramaturge arménien, Artashes Kalantarian (1931-1991), très connu alors et j’ai demandé à mes parents si je pouvais rejoindre la compagnie. Le théâtre est devenu ma seconde famille. J’y allais aussitôt après l’école et je ne rentrais à la maison que pour dormir. Si bien qu’après, je suis parti à l’université d’État d’Erevan me diplômer en Cinéma et Théâtre. J’ai continué en Cinéma et Télévision à l’université de Munich, en 2006. Et je me suis lancé, en 2010, avec un premier court métrage de fiction, Le Mur blanc, produit par le Grec3.
À lire votre filmographie, vous êtes donc entré dans le cinéma en faisant des documentaires sur l’Arménie ?
H. M. : C’est vrai, mais depuis que je suis arrivé en France, j’ai aussi réalisé plusieurs documentaires sur la vie quotidienne ici, et notamment en Limousin où je vis : Un autre présent4, par exemple, sur la maladie d’Alzheimer dans une maison de retraite, ou Les Vies souterraines de Limoges5 sur l’histoire des souterrains de la ville.
"Mon cinéma est aussi là pour rappeler qu'un être humain reste un être humain et que s’il est attaqué ou qu'on le menace de guerre, qu’il soit Ukrainien ou Arménien, on doit s’en inquiéter de la même manière."
Faire un film, c’est s’appuyer sur une évidence, celle qu’on veut raconter et pour moi, c’est l’inquiétude. L’Arménie, avec tout ce que j’y ai vécu, reste, quoi que je fasse, au cœur de mes préoccupations. Il y a toujours une nouvelle menace qui plane au-dessus de nous. En ce moment, la Turquie et l’Azerbaïdjan font des manœuvres militaires le long des frontières de l’Arménie et du Haut-Karabakh. Ils se préparent. Depuis que je suis né, nous vivons comme ça. Si bien que j’ai au fond du ventre ce besoin de le raconter pour que cette angoisse sorte de ma tête. Mais c’est aussi pour rendre hommage à mon peuple et à tous les êtres chers que nous avons perdus. Et j’avais besoin de témoigner parce qu’aux actualités, on n’entend jamais parler de l’Arménie, alors que cela fait plus d’un siècle que ça dure. Contrairement à l’Azerbaïdjan, nous n’avons ni pétrole ni gaz, donc notre pays n’intéresse personne. Mon cinéma est aussi là pour rappeler qu'un être humain reste un être humain et que s’il est attaqué ou qu'on le menace de guerre, qu’il soit Ukrainien ou Arménien, on doit s’en inquiéter de la même manière.
"Avec ce dernier volet, je crois que je vais pouvoir fermer la page sur l’Arménie. J’y ai raconté ma vision personnelle et, à travers mon histoire familiale, l’histoire collective du peuple arménien, parce qu’à travers des destins individuels peuvent se transmettre des sentiments universels."
C’est pour toutes ces raisons que j’ai voulu faire une trilogie sur l’Arménie. Le premier volet s’intitule L’Arbre6. Il retrace l’histoire de ma grand-mère, seule survivante, dans notre famille, du génocide arménien de 1915. Le film a reçu le Grand Prix Vues du Monde, à Montréal, en 2016, ce qui m’a encouragé à poursuivre. Le deuxième, Blocus7, peint la vie quotidienne d’une famille au beau milieu d’une guerre dans un village arménien frontalier avec l’Azerbaïdjan. C’est un peu l’histoire de mon village natal. Et le troisième, Nous étions tous frères8, qui est en cours de montage, retrace les années militaires de mon grand-père. Il a écrit un carnet pendant la Seconde Guerre mondiale qu’on a retrouvé, il y a trois ans, aux Archives nationales militaires de Moscou. Lire les détails de ses campagnes, d’Erevan à Kherson, soit à travers tout le Caucase, en citant ses "frères azéris, géorgiens, ukrainiens, russes" avec qui il combattait les Nazis, cela m’a mis les larmes aux yeux parce que depuis, ma génération n’a connu que des guerres contre ces mêmes "frères"-là… J’ai donc voulu refaire ce voyage, notamment en septembre et en octobre 2022, en Russie et en Ukraine, en filmant ce qui nous a séparés de ceux qui sont désormais nos ennemis.
Avec ce dernier volet, je crois que je vais pouvoir fermer la page sur l’Arménie. J’y ai raconté ma vision personnelle et, à travers mon histoire familiale, l’histoire collective du peuple arménien, parce qu’à travers des destins individuels peuvent se transmettre des sentiments universels.
Au milieu de nulle part raconte comment ont survécu quatre soldats pendant la dernière guerre – celle des quarante-quatre jours – qui a eu lieu dans le Haut-Karabakh en 2020, alors que nous étions en plein confinement en France… En passant à la fiction, aviez-vous besoin de vous adosser encore un peu à l’Arménie ?
H. M. : Oui, c’est sans doute parce que je n’ai pas pu rentrer au pays pendant la pandémie, les frontières étant fermées. Mon cousin n’a pas été retrouvé après le cessez-le-feu et cela est venu se superposer aux récits de mes proches et aux miens, quand nous étions sur le front, lors des guerres précédentes. Cette histoire s’est imposée d’un coup. Pour écrire quelque chose de personnel, j’ai senti intuitivement que j’avais encore besoin de ce que je connais bien. Parce que pour l’instant [rires], je ne saurais pas raconter une fiction sur une famille bordelaise, châtelaine et vigneronne…
C’est pour cela que j’ai postulé à la formation en écriture de fiction Du court au Long. J’ai pu aborder différemment mon premier traitement et le déconstruire. Ensuite, lors de la résidence au Chalet Mauriac, ALCA m’a proposé de travailler avec un consultant en scénario, Philippe Barrière, qui m’a vraiment aidé à basculer du côté de la fiction. Au milieu de nulle part vient d’une histoire vraie et il fallait trouver comment en sortir. Toute ma famille, mes parents, mes sœurs vivent en Arménie. Moi, je vis en France depuis 2014 et je crains sans cesse que "ça" recommence, mais j’ai ici la liberté de faire mon propre cinéma, sans entrave politique. Au fond, je suis quelqu’un de très pacifique, joyeux et enthousiaste, aussi, j’espère pouvoir un jour écrire une comédie… Ça serait plus proche de ce que je suis fondamentalement. En attendant ce moment, je dois d’abord passer l’épreuve de ma première fiction…
1. Le troisième volet est en cours de montage, avec Cinergie Productions, Leitmotiv productions et Lufilms productions.
3. Le Grec (Groupe de recherches et d'essais cinématographiques) produit des premiers courts métrages de tous genres en veillant à leur caractère singulier et innovant.
4. France Télévisions/Cinergie Production, 2013, 52 min.
5. France Télévisions/Leitmotiv Production, 2017, 52 min.
6. Cinergie Production, 2015, 55 min.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)