Hors d'ici
Florence Delaporte vient de publier, aux éditions parisiennes du Cherche midi, un roman important abordant le thème de l’enfance maltraitée à travers le regard d’une jeune fille sur son père, sur elle-même et sur la famille étouffante dans laquelle elle a grandi.
Romancière chevronnée, Florence Delaporte a publié depuis 1998 cinq romans aux éditions Gallimard, dont la plupart explorent des thèmes voisins de celui qui paraît aujourd’hui : l’enfance, la genèse familiale des personnalités, la relation amoureuse, le rapport au monde qui résulte de tout cela… Le poisson dans l’arbre notamment, paru dans la collection Haute Enfance de Gallimard en 2001, abordait sous un autre angle la figure d’un père violent en l’associant à la sortie de l’enfance d’une adolescente.
Ici, c’est la Muraille, "ce bloc énorme et gris" où ont grandi auprès de leurs parents les cinq frères et sœurs de Jeanne. Les aînés, parmi lesquels une seule fille, ont quitté la maison depuis plus ou moins longtemps. De plus, un conseil de famille dont Jeanne a été exclue l’a séparée définitivement de la fratrie. Alors qu’elle a dix-neuf ans et s’apprête à passer le baccalauréat, elle n’a pratiquement de véritable lien affectif au sein de la famille qu’avec son petit frère âgé de douze ans, lequel endure sans encore trop se révolter les violentes colères et les insultes du père. Chemin faisant, il initie sa sœur à une forme de résistance par la générosité. Mais elle, qui a appris très jeune l’évitement des coups et les stratégies de fuite sur fond de crainte permanente et de profonde souffrance, n’éprouve guère de sentiments la portant à l’indulgence à l’égard de ce père et d’une mère qui ne s’est jamais réellement interposée comme elle l’aurait dû. Elle a grandi dans un monde scindé entre un dedans et un dehors, tissé de non-dits, d’atténuations verbales et de convenances surannées, où les apparences se devaient de démentir la réalité du foyer et de la vie domestique. Passionnée avant tout de littérature, Jeanne aspire désormais à une vie de femme indépendante se consacrant à l’écriture ou à la traduction. Par exemple, elle se rêve vivant seule sur une île grecque, écrivant au gré d’amours éphémères avec des hommes de passage. En parlant de la composition de son roman, Florence Delaporte affirme : "J’ai voulu mettre en perspective les personnages en 3D, un peu comme au cinéma…" C’est sans doute ce qui explique comment, de flashbacks en effets de suspense et en ruptures de plans-séquences transposés dans l’écriture romanesque, se profile au fil des pages l’évolution de la conscience de Jeanne jusqu’à une vision plus synthétique quant aux tenants et aux aboutissants de la personnalité de son père, ainsi que de la structuration de celle-ci. Faisant se recouper les hasards des destinées individuelles et les incidences de la Grande histoire, Florence Delaporte a en effet brossé le portrait magistral d’un homme ayant connu une enfance très privilégiée et une jeunesse de dandy fastueux. La fortune de sa famille de grands industriels au mode de vie aristocratique s’étant effondrée à la veille de la Seconde Guerre mondiale et le jeune homme ayant dû affronter cinq ans de captivité en Allemagne, il en reviendrait nanti d’une insurmontable amertume et d’une nostalgie radicalement stérile, qui l’enfermerait à jamais dans une attitude d’échec dont ses enfants feraient cruellement les frais.
"Il sera d’autant plus difficile de résister pour Jeanne que les deux jeunes gens sont sincèrement épris d’un amour des plus réciproques et que, en filigrane, pouvoir s’évader sans plus tarder de la Muraille n’est pas pour elle le moindre des arguments."
Il se trouve néanmoins qu’au cours d’un échange scolaire, Jeanne séjourne aux USA dans une famille de la région des Grands Lacs où elle a noué une relation amoureuse avec Matt, un avocat d’une trentaine d’années. Un moment de vérité intervient quand celui-ci, invité dans la famille de Jeanne, est bluffé par la courtoisie et les manières de gentleman de son père au point de la soupçonner d’affabulation dans ses confidences à propos de ce qu’elle a vécu toute son enfance durant. Par chance, in extremis, le père dévoile à son insu les effets les plus néfastes et dévastateurs de son indifférence haineuse envers ses enfants. Dès lors, se précise l’avenir immédiat de Jeanne. Elle fait bientôt un nouveau séjour aux États-Unis, cette fois-ci auprès de Matt qui a acquis un pavillon en vue d’un mariage et d’une vie commune avec elle. Il sera d’autant plus difficile de résister pour Jeanne que les deux jeunes gens sont sincèrement épris d’un amour des plus réciproques et que, en filigrane, pouvoir s’évader sans plus tarder de la Muraille n’est pas pour elle le moindre des arguments.
L’art de Florence Delaporte à faire prendre en charge par ses personnages l’analyse critique des situations se conjugue au mieux avec son sens de l’évocation vivante des décors dans lesquels se déroule l’intrigue. Elle convient certes qu’au final, "Jeanne passe de l’enfermement dans la violence du père à celui de la bienveillance de Matt." Cependant, elle explique avec beaucoup d’à-propos que son roman est entre autres un livre sur le langage et qu’à bien le lire pour tel, l’avenir à long terme du personnage de Jeanne demeure entièrement ouvert.
Hors d’ici, de Florence Delaporte*
Cherche midi Éditeur
160 pages
14 x 220 cm
Janvier 2020
17 euros
ISBN : 978-2-7491-6463-2
*Florence Delaporte travaille également à ALCA Nouvelle-Aquitaine.