If, esquif universel
De Marseille à Alger, en passant par Bayonne, Marie Cosnay signe avec If, aux éditions de l'Ogre, une nouvelle enquête historico-poétique, un genre qu'elle affectionne et dans lequel elle excelle pour densifier le réel. Un ouvrage écrit notamment lors d'une résidence coordonnée par ALCA au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien (33).
If, c'est une île devant Marseille. C'est un château. Ce fut un bastion voulu par François 1er pour protéger la ville. La surveiller aussi. Les noms ont fleuri au fil des siècles. If fut Hic, Yct, Ist, Id. On retient aussi Izeta, Idea, It. Et dans son Trésor du Félibrige, Frédéric Mistral signale le Castèu d'I comme l'évolution en provençal du bas latin Iphium, lui même dérivé du grec Hypea. L'étymologie demeure mystérieuse. Tout autant que l'histoire du lieu, son génie, est multiple. Il est à la fois ancré dans la fiction. Alexandre Dumas y emprisonne Dantès dans Le Comte de Monte Cristo. Il l'est aussi dans le réel du Temps du fait même des prisonniers qui ont vécu-là la réclusion pendant trois siècles, jusqu'en 1871 et la Commune. On se souvient ainsi du passage du socialiste révolutionnaire Auguste Blanqui (1805-1881) surnommé l'Enfermé, tellement il connut de prisons en France. Blanqui, député de Bordeaux, celui qui déclarait ceci lors de son procès en cour d'assises en 1832 : "Oui, Messieurs, c’est la guerre entre les riches et les pauvres : les riches l’ont voulu ainsi ; ils sont en effet les agresseurs. Seulement ils considèrent comme une action néfaste le fait que les pauvres opposent une résistance. Ils diraient volontiers, en parlant du peuple : cet animal est si féroce qu’il se défend quand il est attaqué."
L'Histoire et ses labyrinthes, l'Histoire qu'il faut incarner, une certaine idée de la révolte, de l'insoumission nécessaire pour affronter les vagues de servitude volontaire qui s'insinuent partout dans nos vies poreuses, le désir permanent d'engrammer le réel pour ne jamais le simplifier et succomber à ce projet famélique de l'assèchement et du rejet de la complexité : voilà tout le terreau que pioche inlassablement Marie Cosnay dans chacun de ses livres, lesquels constituent depuis longtemps une œuvre forte et singulière.
"Les textes de Marie Cosnay sont pleins d'un sens, d'une profondeur et d'une interrogation considérables sur les fils invisibles de notre histoire."
Singulier, ce nouveau livre l'est. Il mêle une narration à la fois poétique, historique, politique, fictionnelle et absolument nourrie par le réel. La littérature de Marie Cosnay est tout cela à la fois. Son précédent livre publié à L'Ogre, Épopée était déjà ce genre d'enquête. Marie manœuvre avec maestria dans ces strates du récit. Elle peut ouvrir son texte par ces phrases définitives : "Le souvenir d'enfance n'existe pas et le château d'If n'existe pas. L'enfance n'existe pas. Le château d'If comme le souvenir comme l'enfance n'existent pas, le temps qui passe, n'en parlons pas." Et pourtant, de ce rien – ce rien de possible –, elle tisse un texte d'une richesse folle, d'un lyrisme incroyable même si la patte et la pâte résistent à toute tentation de faire effet, de faire miracle, de faire beau, de faire pour faire. Les textes de Marie Cosnay sont pleins d'un sens, d'une profondeur et d'une interrogation considérables sur les fils invisibles de notre histoire, de ce qui nous rend contemporains de nous-mêmes, de tout ce qui constitue une vie après une vie, toute une civilisation en somme. Depuis toujours Marie Cosnay questionne inlassablement. Dans André des ombres (Laurence Teper), dans Que s'est-il passé ? (Cheyne) et même dans sa traduction magistrale des Métamorphoses d'Ovide où tout est dans tout dans une ronde sans fin. Dans tous autres livres. Avec un style implacable qu'on dirait radical, rigoureux, très documenté et poétique, insistons sur cet aspect qui élève sa littérature, l'écrivaine emporte tout. Elle éclaire.
De Marseille à Alger, en passant par Bayonne, Marie Cosnay entraîne ses lecteurs sur les traces de Mohamed Bellahouel, un homme sans histoire, dont la destinée trouble dessine les contours d’un exil et d’une Algérie rendue au mythe. Elle interroge notre rapport intime et politique à l’Algérie et propose de "mettre en corps" l’Histoire. Tout en soulignant l’impossibilité d’un grand récit ou d’une épopée, elle confronte le lecteur à la complexité et l’ambiguïté de sa place dans l’Histoire.
En refermant son livre comme nous sortirions ébouriffés d'un coup de vent – ébouriffés mais apaisés –, la tentation est d'en ouvrir aussitôt un autre, un grand. L'essai de Walter Benjamin Sur le concept d'histoire. En 1940, peu de temps avant de se suicider à Port-Bou, il notait : "Le vrai visage de l’histoire n’apparaît que le temps d’un éclair. On ne retient le passé que comme une image qui, à l’instant où elle se laisse reconnaître, jette une lueur qui jamais ne se reverra." Il notait aussi cette citation de Nietzsche (De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie dont on relira avec intérêt ce court texte aux éditions landaises Louise Bottu) : "Nous avons besoin de l’histoire, mais nous en avons besoin autrement que n’en a besoin l’oisif blasé dans le jardin du savoir."
If, de Marie Cosnay
Éditions de l'Ogre
200 pages
Janvier 2020
16 euros
ISBN : 978-2-37756-058-5