De la figure de l’autre au concept de patrie
Les deux écrivains Marie Cosnay et Ali Al-Muqri, réfugié politique en France originaire du Yémen et bénéficiant d'un compagnonnage avec Lettres du monde, se sont croisés au Chalet Mauriac, à l’occasion de la Fête au Chalet le 27 septembre, pour une discussion en lien avec des questions présentes dans leurs œuvres ou leurs engagements. La figure de l’étranger, les migrations, l’exil, le concept de patrie ou de pays : une première rencontre qui laisse imaginer une future réflexion commune.
Marie Cosnay : J’ai beaucoup de mal à dire "l’autre". Je fais comme tout le monde des expériences personnelles et intimes dans lesquelles je me sens autre, étrangère à moi-même. C’est à partir de là que je peux aller vers des étrangers, qui arrivent ici avec des codes autres. Les étrangers sont présents dans certains de mes textes ou de mes articles, beaucoup plus que dans mes romans. C’est dans les articles que j’essaie de comprendre ce que l’on fabrique aujourd’hui autour de cela, ce que l’on peut bâtir avec nos différentes cultures.
Ali Al-Muqri : Il est difficile de définir l’autre. Est-ce la personne différente de nous par la religion, l’origine, la couleur de peau ? Est-ce celle qui a des idées différentes ? Pour la société yéménite, les communautés juives et noires sont les autres mais j’étais moi-aussi un autre dans cette société parce que je portais des idées différentes. Quand je suis venu en France, je ne me sentais pas exilé, je ne me voyais pas comme l’autre même si des personnes me voyaient ainsi. À travers mes lectures et ma culture, je connais une France que j’aime. Si une personne ici me traite de façon désagréable, elle devient elle-même l’autre, elle n’est pas française telle que je le définis.
M.C. : Les exils politiques comme celui d’Ali sont situés mais il y a beaucoup d’exils que l’on dit économiques mais qui sont tout autant politiques, d’une autre façon. On fuit autre chose que la menace de mort ou le bombardement mais une absence d’espoir, des lacs qui s’assèchent, etc. Les situations économiques, politiques et climatiques entraînent des départs. La grande partie des réfugiés et déplacés sont en Afrique, l’Europe ne prend qu’une petite part. Avec le climat, la migration est pour moi la question cardinale de notre temps, sur laquelle on restera humains ou pas. Si l’on souhaite rester des hommes avec une certaine capacité fraternelle, nous vivons un moment charnière avec, je l’espère, une contre-offensive d’humanistes qui n’ont pas honte d’être humanistes. La deuxième partie du quinquennat du président de la République sera de nouveau sur l’immigration, comme la première qui a commencé avec la loi asile-immigration. On a dit que ce qu’elle changeait était terrible et on s’en rend compte aujourd’hui dès qu’on essaie d’aider des dossiers de demandeurs d’asile.
A.A-M : La question du traitement de l’autre ou de l’exil dans la littérature est difficile. Il y a une dimension psychologique mais aussi un conflit avec les conventions et les lois qui ne sont pas toujours dans l’intérêt ni du pays d’accueil ni du demandeur d’asile. Pour exposer ces problèmes publiquement, il y a les articles, les reportages télévisuels, les groupes d’activistes mais, en littérature, on l’évoque souvent de façon humaniste, pour comprendre les motifs et les décisions de l’exil. C’est un motif personnel. On peut peut désirer aller voir ailleurs, on peut se sentir exilé dans son propre pays quand on vit dans la souffrance et l’oppression. Il peut également y avoir un conflit avec un alter ego que l’on imagine. Emma Bovary rêve-t-elle d’ailleurs ou rêve-t-elle de son alter ego ?
"J’ai envie de fiction, j’ai besoin de raconter des histoires, c’est une chose mais d’un autre côté, écouter, lire et me tenir au courant sur les dérives que je juge graves, entre autres sur ce que fait le pays qui par hasard est le mien, cela ne me suffit pas."
M.C. : La littérature de Ali traite ces thèmes par le roman et la fiction, directement. C’est une prise de position artistique dans une société dans laquelle il se sent autre. Je ne suis pas au même endroit, je ne peux pas faire récit de ces questions complexes en étant dans ma cuisine ou mon salon, tranquillement, à écouter les informations, à essayer de savoir et chercher. J’ai envie de fiction, j’ai besoin de raconter des histoires, c’est une chose mais d’un autre côté, écouter, lire et me tenir au courant sur les dérives que je juge graves, entre autres sur ce que fait le pays qui par hasard est le mien, cela ne me suffit pas. Que fait-on passer dans l’esprit des gens sur l’immigration ? Je fais alors autre chose qui n’est ni de l’ordre du roman ni de la fiction. J’essaie d’être un relai sur la route des gens, pour une étape, un dossier, un récit pour l’Ofpra ou la Cnda. Ce n’est pas que aider par charité, cela m’intéresse parce que je comprends mieux les personnes. Humainement, cela m’enrichit, ce sont des rencontres. Ça, je peux l’écrire, mais depuis ma place, dans des articles ou d’autres textes, pas directement dans mes livres.
L’écriture est liée sur ces sujets à un questionnement éthique…
M.C. : Oui. Je ne dis pas qu’on ne peut pas le faire, il y a de très bons contre-exemples avec des auteurs qui vont sur le terrain, qui enquêtent et en font des récits. Ils donnent à savoir. Mais quand on fait de la fiction avec ces histoires, je m’inquiète juste de savoir si elles peuvent être mises en doute, justement parce qu’elles sont présentées comme de la fiction.
"Je ne peux pas changer la patrie mais je peux la questionner. La littérature a un rôle très important, la question la plus importante est : comment faire ?"
Peut-on imaginer un possible travail en commun ? Il en est question, peut-être en 2020, au Chalet Mauriac.
M.C. : La question de ce qu’est une patrie, ce qu’est le pays, celle d’être dans un lieu ou d’en partir sont des questions qui me passionnent. J’aimerais y réfléchir. Cela pourrait être l’occasion.
A.A-M : Cette question m’intéresse beaucoup, j’y réfléchis depuis des années. Dans la poésie, on dit souvent que la patrie sans la liberté n’est pas la patrie. On considère aussi qu’elle est le lieu où je me trouve avec mes amis. Ou alors on en parle comme d’une illusion, comme si l’on vivait dans le vent. Il faut trouver les racines de ce concept, l’analyser et en critiquer les conformismes. On peut faire un voyage dans le temps autour de cette question qui est la plus importante pour moi. C’est un concept dur et douloureux. Personnellement, je suis saturé par ce qu’elle représente d’horreur et d’oppression.
M.C. : C’est une question immense. À partir du moment où l’on pose comme évidence morale l’accueil des gens qui arrivent, cette question est présente. Ma génération n’a jamais perdue la patrie, elle n’a pas eu à la défendre. Il y a donc une sorte de luxe à se dire citoyens du monde. Mais quand on accueille, je crois que l’on doit se poser ces questions : jusqu’où j’accueille et pourquoi ? Jusqu’à quel bord ? Est-ce que je ne suis pas attachée sans le savoir à ceci ou à cela ? La figure de l’autre me ramène à moi, à ce que j’ai aimé, ce que j’ai reçu, ce dont j’ai hérité et qui est du moi-même. Ce n’est pas honteux, ce n’est pas du nationalisme au sens étroit et dangereux. C’est une forme de l’être là. Cela m’intéresserait si l’on essayait de chercher ensemble.