"initial_A" : langage poétique et intelligence artificielle, une expérience créative
Thierry Murat ne s’interdit aucune expérience ni l’utilisation d’aucun outil lorsqu’il s’agit d’exprimer sa créativité. Quand Midjourney, l’intelligence artificielle générative d’images, fait son apparition, il a déjà écrit initial_A., l’histoire d’un monde dévasté par la numérisation à outrance. Son goût pour la science-fiction le pousse vers une nouvelle expérience. Il entreprend alors un voyage initiatique au cœur de cette IA à la fois fascinante et effrayante, qu’il veut mettre au service de son art.
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Quel est le synopsis d’initial_A. et la genèse de ce projet ?
Thierry Murat : initial_A. est un scénario que j’ai écrit en 2020, à un moment où l’humanité vivait en pleine science-fiction avec la Covid. Je suis un lecteur du genre depuis mon adolescence. En plein confinement, j’ai pris le temps d’écrire ce que j’avais en tête depuis longtemps, sur une société colonisée par les algorithmes, les réseaux sociaux, le numérique, tous ces facteurs qui impactent notre humanité.
initial_A. est une fable parsemée de clins d’œil à Lewis Carroll. Alice, le personnage principal, débarque par un trou noir sur une planète parallèle qui ressemble à la Terre au point d’en être son miroir. Sur cette planète, l’Homme a disparu, il n’y a que vestiges de son passage et végétation. Alice dialogue tout au long du livre avec la Voix off, un personnage que le lecteur ne voit jamais. Le monde a été détruit par la numérisation et Alice a pour mission de réécrire l’histoire de l’humanité. Mais voilà, elle ne se souvient pas de grand-chose du monde d’avant. Alors la Voix off va faire remonter peu à peu ses souvenirs. Le récit alterne entre le présent et le passé. Alice sombre dans le rêve, remonte le temps et explore ainsi différentes époques. J’ai repris le principe des Âges dans Les Métamorphoses d’Ovide : l’Âge d’Or, l’Âge de Plomb et le Dernier Âge, celui de la technologie dévastatrice.
Un troisième personnage, un petit robot, arrive de façon incongrue dans l’histoire pour parler à Alice. Si la jeune fille est une métaphore de l’humanité, lui est une métaphore de la technologie. Il sait tout mais ne veut pas trop en dire. Il est un peu stupide et toujours en avance (un clin d’œil au lapin blanc d’Alice au pays des merveilles toujours en retard), mais surtout inutile.
Lorsque j’ai écrit ce scénario, personne ne savait que les IA allaient surgir dans nos vies aussi vite. Je me suis déconnecté des réseaux sociaux en 2018, sidéré par ce qu’ils engendrent sur l’humain, par ce qu’induisent les algorithmes. En 2021, j’ai publié Ne reste que l’aube, l’histoire d’un peintre de la Renaissance devenu immortel. Il est un peu comme une IA puisqu’il a intégré toute la culture de la peinture en traversant les siècles. Puis j’ai fait la connaissance du philosophe Miguel Benasayag qui a écrit sur l’hybridation Homme/machine et l’algorithmie du monde. De notre rencontre est née Cerveaux augmentés (humanité diminuée ?), une bande dessinée qui parle de l’explosion de la numérisation de nos sociétés et du discours transhumaniste pour qui le cerveau serait comparable à un ordinateur que l’on pourrait optimiser à l’envi. Nous sommes entrés dans la SF avec la Covid et cela a continué après, lorsque les IA ont débarqué. Il faut désormais faire avec. Entre les événements et les livres que j’ai pu faire, c’est un enchevêtrement de constats, d’analyses et de réflexions qui m’ont amené à écrire initial_A.
Pourquoi et comment avez-vous utilisé l’IA pour construire la narration graphique ?
T.M. : J’avais déjà fait lire le scénario à mon éditeur lorsque les IA génératives d’images sont arrivées. J’ai testé l’outil Midjourney, entre fascination et terreur, j’ai prompté. En quelques lignes, il faut décrire l’image et les effets recherchés, mais j’ai vite compris que la dimension poétique, la façon de faire parler les mots, de soigner le langage, d’utiliser des figures de styles faisaient toute la différence. J’ai montré quelques-unes de mes images à mon éditeur et je lui ai posé la question : "Et si je faisais le livre avec Midjourney ?" Il y a eu un grand silence. Fascination et terreur ! J’ai fini par réaliser une vingtaine de pages. L’accueil a été enthousiaste. Qu’un humain, un auteur, utilise l’IA pour raconter l’histoire d’un monde détruit par la numérisation, cela prenait tout son sens.
J’ai généré une grande quantité d’images. Il faut prompter, corriger, regénérer. C’est un travail très long de recherche iconographique du même ordre que lorsqu’on travaille en traditionnel. J’ai mixé, fait des montages, associé les images entre elles pour la cohérence de l’histoire et j’ai cherché la beauté. Cela s’apparente à la façon dont on crée un film, en partant de rushs. J’ai fait un rapide story-board, j’ai trié mes images puis j’ai monté les pages. Cela ne change pas vraiment de ce que je fais habituellement. J’ai cherché comment fonctionnait l’IA pour la mettre au service du livre que j’avais envie de faire et j’y ai retrouvé les mêmes ressentis que dans le fonctionnement traditionnel, avec les mêmes "accidents", les mêmes imprévus. En cela, le mélange entre la technologie et le langage poétique devient intéressant parce qu’il induit une subjectivité ; il est donc créatif.
Quelle analyse faites-vous de l’utilisation de Midjourney pour votre travail de création ?
T.M. : Si le scénario d’initial_A. n’a pas beaucoup bougé à la suite des images que j’ai générées, il y a cependant eu des digressions grâce à l’IA qui ne seraient pas apparues si j’avais dessiné à la main. Car malgré tout, un "dialogue" s’installe entre l’Homme et la machine : bien qu’elle reste un outil, il se passe des choses inattendues qui déclenchent l’imaginaire. La machine ne fait rien toute seule, ce qu’elle produit est dû à l’intervention de l’Homme, elle ne prend pas les rênes, l’humain reste maître à bord. En me confrontant à l’outil, je ne me sens pas dépossédé de mon énergie créative. En revanche, la vitesse avec laquelle la machine réagit, sa rapidité d’exécution n’est en rien celle de l’Homme et cela engendre une sursollicitation. Je mets environ douze mois pour faire un album. Pour initial_A., j’ai consacré deux mois à la génération d’images et quatre mois au travail de montage, mais la fatigue engendrée est bien plus importante, car le calendrier de réalisation est plus court et donc plus intense. J’ai mis les mains dans le cambouis pour vivre cette expérience et créer le livre de SF dont je rêve depuis l’adolescence.
Le risque de l’IA est d’être tenté d’y revenir, de se demander si on a généré assez d’images, d’aller en chercher d’autres encore et encore, mais je sais trancher. Je pousse tellement la réflexion en amont pour savoir où je vais que je sais m’arrêter, je sais quand la dernière page est faite.
J’aime lier le fond et la forme et c’est ce que j’ai fait avec initial_A. Je ne suis pas un promoteur ni un militant de l’IA dans les arts graphiques ou dans tout autre domaine. L’outil existe, je préfère le connaître pour savoir ce dont il est capable, pour ne pas le subir et, le cas échéant, pour le mettre au service de mon art et de ce que je veux exprimer.
Bibliographie sélective
- initial_A., Label Log Out, octobre 2023.
- Ça ira mieux demain, scénario Corbeyran, in Métal Hurlant, à paraître.
- Cerveaux augmentés (humanité diminuée ?), avec Miguel Benasayag, éditions Delcourt, mai 2023.
- Ne reste que l’aube, éditions Futuropolis, avril 2021