J'ai peur !
Un "J’ai peur !" au coucher convoque généralement toute une série de rituels dont chaque famille a le secret. Le J’ai peur ! d’Amélie Callot, que publient les éditions Alice Jeunesse, sera désormais un auxiliaire de choix dans cette lutte immémoriale pour conjurer les angoisses de l’endormissement. En choisissant de situer l’histoire à l’endroit et au moment précis où se trouvent parent et enfant quand l’angoisse surgit, l’autrice-dessinatrice tend un miroir au petit pour mieux gérer le délicat passage de la veille au sommeil.
Cependant rien n’est si simple et la couverture du livre, notre premier contact avec son monde et ses personnages, déroute. Certes un monstre apparaît presque. Poilue, aux grandes dents acérées, flanquée de luxuriantes lianes dotées d’inquiétantes mandibules, son ombre se découpe sur fond rouge tandis qu’au premier plan un père et sa fille s’étreignent, saisis d’effroi. D’effroi vraiment ? À y regarder de plus près, c’est bien l’adulte qui se retourne apeuré vers la silhouette monstrueuse quand sa fille, confiante, regarde bien en face vers nous… et vers le monstre ! Et puis, il y a bien ces ballons de baudruche dont les couleurs pastel virent au noir lorsque leurs doubles se découpent sur ce fond rouge : un ballon c’est quand même beaucoup d’air et ça éclate ou se dégonfle très vite. Alors l’ombre d’un ballon…
Le titre se teinte donc d’ambiguïté. On pensait naturellement attribuer ce "J’ai peur !" à l’enfant en pyjama au seuil de la nuit, mais, ce père aux yeux lunaires, au grand nez façon Pef et à la tignasse burtonienne pourrait bien l’avoir prononcé. Ses cheveux sont d’ailleurs dressés sur sa tête.
Les doutes que suscite délibérément cette couverture traversent évidemment une histoire dont le principe didactique repose sur l’expression d’une peur, puis sur son évacuation par le discours et le dialogue. La trouille est traduite graphiquement par une ombre faite de petites hachures et de gribouillis noirs. La peur, en tant que projection d’une angoisse intérieure sur le monde extérieur, apparaît alors comme une ombre chinoise littéralement projetée sur un fond. Pour la désamorcer, il convient d’en explorer l’origine, bien entendu escamotée. En ouvrant l’album, ce principe joue à plein : en regard de la page de titre, une silhouette de monstre tenant de la chenille hirsute et du mille pattes ; sur la page de titre, l’origine dudit monstre soit une ribambelle de petites souris goguenardes transportant parmi leur fines queues dressées un morceau d’emmenthal !
Si le livre applique bien ce programme, s’amusant à dégonfler des illusions effrayantes en dévoilant sous une lumière crue leur origine, il ne le fait pas simplement sur un rythme binaire qui pourrait lasser. D’une part, parce qu’il étonne dans la gestion du suspense et des surprises en utilisant toutes les ressources graphiques et textuelles offertes par la double page de l’album. D’autre part, parce qu’il met en œuvre une progression narrative en quatre temps : la scène initiale où l’enfant confie sa frousse d’un monstre à son père puis lui demande pourquoi les adultes n’éprouvent jamais ce sentiment ; la deuxième partie, la plus longue, où le paternel expose ses peurs et montre comment les dissiper ; un troisième temps où, forts d’avoir partagé leurs expériences, les deux décident de partir à la chasse au monstre ; et un épilogue piquant faisant la part belle à des animaux revanchards.
"À la peur du monstre sous le lit éprouvée par le marmot répondent ainsi, celle du noir, des autres, de tomber, de rater, de ne pas plaire, de perdre son temps et enfin d’oublier quelque chose d’important."
L’une des originalités du livre réside dans la deuxième partie qui voit la figure paternelle largement livrer ses angoisses à la curiosité de sa fille. À la peur du monstre sous le lit éprouvée par le marmot répondent ainsi, celle du noir, des autres, de tomber, de rater, de ne pas plaire, de perdre son temps et enfin d’oublier quelque chose d’important.
La première frayeur paternelle, celle du noir, est aussi la plus infantile. Elle est illustrée selon la méthode exposée dès la page de titre. Sur la double page, deux images sont en vis-à-vis. À gauche, une silhouette monstrueuse émerge de l’épaisseur de l’obscurité et s’apprête à ne faire qu’une bouchée du pauvre homme simplement traité au lavis bleu comme sa peur. À droite, l’homme a repris des couleurs car, grâce à un simple interrupteur, la frayeur s’est évanouie et le monstre n’est plus qu’une inoffensive plante tropicale.
Les autres trouilles se succèdent ensuite, plus sociales, plus adultes, et préfèrent se dilater sur deux doubles pages pour mieux jouer sur la tension et l’attente que l’on éprouve quand on saisit le coin de la feuille pour découvrir la solution trouvée par ce père un tantinet gaffeur. Pour ne pas avoir la trouille des autres, "rien ne vaut un sourire", nous dit-il, alors qu’arrivant déguisé en requin plein de dents à la fête d’anniversaire d’une amie de sa fille, il terrifie les bambins et déconcerte les parents.
Le dessin se fait de plus en plus sarcastique et, loin de simplement illustrer une peur, s’attache à mettre au jour le ridicule de certaines hantises d’adulte. Quand le papa confesse craindre de perdre son temps, au même titre que tous "les grands", l’image montre des adultes effrayés ayant pris place à bord d’un drôle d’engin, mi-fusée, mi-locomotive, tracté par des escargots rampant après une laitue suspendue au fil d’une canne à pêche tenue par le père.
À l’issue de cet inventaire des frousses, les rôles s’inversent et c’est à l’enfant de proposer des solutions, d’adopter un discours rationnel et de rassurer son daron à qui elle déclare sa tendresse.
Mais point de dénouement sans chasse au monstre ! Il convient de le débusquer sous le lit puis de s’amuser des frayeurs que chacun, chat compris, peut se faire dans l’espace domestique. Le livre se clôt alors sur une mise à distance de la peur, qui une fois démontée, n’est plus qu’un ressort burlesque propice aux éclats de rire.
J'ai peur ! d'Amélie Callot
Alice Jeunesse
Février 2022
40 pages
13,50 euros
ISBN : 9782874264757