Journal d’une transposition, une interview de Matías Battistón annotée par lui-même
C’est presque systématique. L’interviewer éteint son appareil d’enregistrement, il range son carnet. Mais l’échange se poursuit. L’idée, la question, après laquelle il a couru sans le savoir pendant tout l’entretien se présente sur le pas de la porte. Ici c’est avec Matías Battistón, traducteur argentin, pour ne pas dire borgésien, spécialiste de l’anglais et du français. Il est à dix jours de la fin d’une résidence de six semaines à la Prévôté consacrée au Journal d’Édouard Levé.
Dans le cas des entretiens que j’écris – je veux dire par là que je ne me contente pas de les retranscrire – pour la revue Prologue, j’ai pris l’habitude (contre le principe journalistique) de les donner à relire aux intéressés. Cela me contraint souvent à intégrer des modifications avant publication. Certaines qui me semblent légitimes et d’autres avec lesquelles je dois composer. Pour cet entretien, j’ai eu envie de rendre apparent ce processus en proposant à Matías Battistón d’insérer ses réactions sous forme de Note du traducteur aux propos que je lui prêterai. Ceci en ne m’appuyant ni sur mes notes ni sur mon enregistrement mais seulement sur ma mémoire, instance à priori hautement intégratrice et transformatrice.
Je n’ai encore jamais collaboré avec un auteur dont j’aurais eu à traduire un texte. Cela s’explique en grande partie par le fait qu’à mes débuts, il y a dix ans, on m’a assez vite donné à traduire des auteurs décédes, classiques : Oscar Wilde, Proust, Joyce1. Difficile d’entrer en contact avec eux2. Cela ne veut pas dire qu’ils ne me parlent pas. Lorsque j’ai traduit la Trilogie de Samuel Beckett*, je me suis servi des deux versions successives de ses textes. La version initiale écrite directement en français, et la version auto-traduite en anglais qui présente des modifications parfois étonnantes. J’ai lu toutes sortes de témoignages sur cette période et notamment le journal de Beckett. Il montre que ses traductions vers sa langue maternelle furent assez pénibles et qu’elles pouvaient durer jusqu’à deux fois plus longtemps que la rédaction3.
"J’ai très agréablement fureté un peu partout, en quête de pépites dont je pourrais proposer la traduction à l’un de mes éditeurs."
Pour un traducteur, se retrouver dans le pays depuis lequel il traduit est toujours intéressant : cela permet en premier lieu d’accéder à énormément de livres qui ne sont pas disponibles en Argentine et qu’il faudrait commander, donc acheter, pour les consulter. Ce qui est d’autant moins envisageable que la plupart de ces documents ne seront utiles que pour une ligne ou un paragraphe !12 J’ai donc beaucoup apprécié de pouvoir passer une partie de mon temps bordelais à la bibliothèque de Mériadeck qui a un fonds remarquable. Mais aussi dans les librairies de la ville - cette ville si classique et si surprenante à la fois — ou dans d’autres endroits moins conventionnels13.... En somme, j’ai très agréablement fureté un peu partout, en quête de pépites dont je pourrais proposer la traduction à l’un de mes éditeurs.
C’est de cette façon, il y a cinq ans, que j’ai découvert le travail d’Édouard Levé14. Autoportrait et Suicide étaient déjà disponibles en Espagne, j’ai donc proposé la traduction d’Œuvres et de Journal. Mais finalement Eterna Cadencia, une maison d’édition indépendante argentine, a décidé de me contacter pour retraduire les livres déjà traduits puis, après une réception assez enthousiaste du public, les deux derniers. Ma version n’est ni espagnole ni tout à fait argentine. C’est l’une des contraintes à laquelle doit s’affronter un traducteur latino-américain : à la différence d’un auteur, il doit pouvoir être lu dans tout le monde hispanophone sans qu’on puisse identifier sa nationalité.15
Pour ma part, j’ai un intérêt particulier pour Œuvres, qui est une longue liste de livres qu’Édouard Levé se propose d’écrire tout en sachant qu’il n’en fera rien16. J’ai toujours été fasciné par les auteurs qui truffent leurs carnets de notes, journaux, essais ou romans de leurs projets non-réalisés ou potentiellement réalisables. J’aimerais en proposer une forme d’anthologie hybride qui serait traversée par un travail de traduction critique et par des considérations sur la difficulté d’être traducteur en Argentine17. Il est en effet quasiment impossible aujourd’hui de ne vivre que de ce métier chronophage. Je suis pour ma part professeur dans cette matière à l’université mais c’est presque18 ajouter une précarité à une autre. Je crois que j’ai besoin moi aussi d’avoir des projets multiples comme j’ai besoin de chercher, d’explorer différentes approches de la traduction, de saisir plusieurs formes du même élan.
* À écouter : Beckett et les concombres, une conférence savoureuse donnée par Matías Battistón à la Fondation Jan Michalski : http://bibliotheque.fondation-janmichalski.com/2018/02/27/beckett-et-les-concombres/
1 Ma premier traduction pour une maison d’édition date de 2013, donc plutôt cinq ans. Il s’agissait en plus, de toute évidence, d’un auteur vivant. Du moins il respirait avec aplomb quand je l’ai rencontré lors de la présentation du livre à Buenos Aires. Disons que j’ai eu quelques fois la possibilité de collaborer avec des écrivains que j’étais en train de traduire, mais sans jamais vraiment ressentir le besoin de le faire. Probablement à tort —comment ne pas saisir l’opportunité d’échanger avec John Waters, par exemple? J’ai traduit un de ses livres en 2014, et je me le demande encore.
2 On peut quand même essayer. Ce le cas de Hester Dowden, fameuse spirite irlandaise, auteure de plusieurs livres d’entretiens post-mortem avec des écrivains illustres tels que Shakespeare ou Oscar Wilde. En fait, il y a déjà quelque temps que je songe à faire une série des traductions de textes d’outre-tombe, dictés pendant des séances de spiritisme, comme celles de Hugo lors de son exil à Jersey. Une autre type de collaboration posthume.
3 Je n’ai notamment jamais lu les journaux de Beckett, d’ailleurs écrits en allemand entre 1936 et 1937, donc plusieurs années avant la période de rédaction de la Trilogie. En revanche, j’ai travaillé avec ses manuscrites numérisés et sa correspondance, où on peut trouver, par exemple, dans une lettre du 27 septembre 1956, cette description caractéristique et succincte du processus de traduction beckettien : “Torture”.
4 Et si je n’en ai pas, je trouve d’autres raisons pour les faire de toute façon.
5 On attends toujours une vraie biographie complète d’Édouard Levé. Un Exoportrait, pour ainsi dire.
6 Je ne crois pas avoir jamais qualifié son style de simple, même s’il est assez dépouillé. En revanche, il est vrai qu’on pourrait parler d’un effet de contagion : Levé nous donne la sensation que nous aussi nous pourrions écrire nous-mêmes un livre très original, et que pour y arriver il suffit de plagier l’un des siens.
7 Plus précisément, il disait chercher “à écrire dans une langue que n’altéreraient ni la traduction ni le passage du temps”, ce qui n’est pas tout à fait pareil.
8 À vrai dire, dans mes rêves les plus mégalomanes, j’aurais même pu annoncer deux semaines, voire deux jours, deux heures, deux minutes. On accepte une traduction et parfois on la voit déjà achevée, commodément rangée dans le passé.
9 Je crois avoir identifié quelques nouvelles, d’ailleurs assez évidentes, mais, hélas, aucun article à proprement parler. Disons donc plutôt que je suis arrivé à trouver quelques fois le référent, non la source textuelle directe mais la source de la source.
10 Il faut toujours tenir compte que cette transcription mnésique est ce que l’on connaît, dans le monde de la traduction, comme une “belle infidèle” : on doit restituer mentalement mes balbutiements, mes tâtonnements, mon abondant répertoire de solécismes et barbarismes. Pourtant, ici, l’infidélité est d’un autre ordre, qui relève plutôt de l’invention, moins stylistique que fantomatique. Bref, je n’ai jamais eu l’impression qu’un auteur décédé que je traduisais était là pour me dire comment il s’y était pris, ni même pour m’injurier ou se tenir la tête entre les mains, ce qui aurait sans doute été plus compréhensible de leur part.
11 Bilan : un mort, plusieurs blessés.
12 Et encore !
13 Allant chercher la poésie française contemporaine jusque dans le fond d’une piscine publique.
14 Je ne sais plus exactement comment je suis arrivé à l’œuvre de Levé, il y a déjà sans doute plus de cinq ans. Quoi qu’il en soit, je suis sûr pourtant que je ne l’ai pas découverte en cherchant des pépites pour un éditeur lors d’une résidence dans un pays étranger (loin s’en faut), sinon plutôt par hasard sur Internet, comme on trouve tant d’autres choses —cet entretien dans quelques jours, peut-être.
15 Oui et non. Ma traduction ne cache pas le fait qu’elle est argentine, dans sa cadence et jusqu’à certaines préférences lexicales. Elle escamote néanmoins quelques caractéristiques dialectales locales (notamment le “voseo”, l’emploi d’une deuxième personne typique du Río de la Plata), afin d’être plus accueillante pour le reste des hispanophones, du moins dans le continent latino-américain. Mais c’est une déférence, pas un déguisement.
16 En fait, dans Œuvres (son premier livre), Édouard Levé s’est laissé la possibilité de réaliser sa liste. Il s’en explique dans un entretien avec Paris-Art : l’écriture de ce livre “révèle un manque : elle montre le travail qui me reste à faire. Je pourrais passer ma vie à réaliser les 533 œuvres que j’ai décrites. Le livre fonctionnerait alors comme un catalogue raisonné pré-posthume, un programme de vie à accomplir, un agenda jusqu’à ma mort dont toutes les pages seraient remplies. Cela dit, certaines œuvres sont irréalisables. Dans ce cas, l’écriture comble un manque : elle réalise les choses virtuellement, à défaut de pouvoir le faire physiquement”. Après coup, Levé a en effet réalisé quelques uns des projets décrits dans Œuvres, tels que Pornographie ou Amérique.
17 Il me semble que l’interviewer hybride ici deux de mes projets hybrides, sur lesquels je suis en train de travailler : 1) une antholologie-étude des projets non-réalisés des divers écrivains, et 2) un livre sur Beckett et la traduction (ou plutôt les traductions) de sa Trilogie, qui sera aussi en quelque sorte une réflexion sur la traduction elle-même et sur le métier de traducteur.
18 Ce “presque”, si plein d’espoir, est décidément une addition de l’interviewer.
(Photo : Hélène David)