L’antidote retrouvé de Kevin Brunet-Le Rouzic
Enfant, Kevin Brunet-Le Rouzic rêvait de vivre avec une tribu amazonienne. En 2017 et après des études d’ingénieur, il décide de partir pendant un an pour enseigner au collège du village de Camopi, en Guyane française. Sur place, installé près du fleuve Oyapock, il est le voisin de Breteau, un ancien, considéré comme l’un des derniers dépositaires de la culture Wayãpi à laquelle il va l’initier. Kevin commence alors à filmer leur quotidien et leurs échanges. De là naît le documentaire, Les Larmes du jaguar, un premier long métrage sur lequel il est venu travailler en résidence d’écriture Cinéma au Chalet Mauriac, le temps de deux séjours, du 26 avril au 7 mai puis du 2 au 26 novembre 2021.
Kevin Brunet-Le Rouzic est né en 1992 et vit aujourd’hui en Gironde. Il suit d’abord un cursus d’ingénieur à l’École Centrale à Paris, visant un haut niveau d’études pour participer à la résolution des problèmes dits environnementaux. L’enseignement proposant plutôt de savoir comment rentabiliser des profits, il explore ensuite des initiatives d’ingénierie écologique, sociale et solidaire en Asie. Bien que les intentions y soient différentes, il n’y trouve pas non plus ce qu’il cherche : "Tant que l’on persistera à se considérer comme extérieurs à la nature, précise-t-il, et qu’on ne se réintégrera ne serait-ce que conceptuellement dans celle-ci et tant qu’on ne changera ni notre place ni le regard sur autrui au sens large, au sens animiste, on n’avancera pas".
Pour avancer justement, il suit donc en parallèle un master de recherche en acoustique. "J’étais également passionné par le son, notamment parce qu’il fait partie du domaine de l’invisible ; on ne le voit pas et pourtant il participe à notre interprétation du monde. Il nous permet de nous repérer dans l’espace, nous fait vivre des émotions et des sensations physiques". Ces recherches dans les chambres anéchoïques (dites sourdes) du CNRS-LMA de Marseille, où le bruit et sa réverbération sont absents, font naître un autre des questionnements qui l’habitent : "Ce que l’on considère comme la réalité est un ensemble de perceptions que notre cerveau assemble et juge cohérentes entre elles. On voit par exemple un objet tomber et on entend le bruit que fait l’impact de sa chute. Cela induit ce qu’on nomme une réalité tangible, vraie, rassurante. Et on considère que c’est la seule possible. Qu’en est-il des perceptions autres ? Sont-elles seulement des artefacts vides de sens car sans lien évident avec ce que nous avons catégorisé comme étant LA réalité ?"
Kevin en était là lorsqu’il apprend en 2017 que l’Éducation nationale cherche des contractuels pour enseigner en Guyane française, au collège de Camopi, un village amérindien isolé en pleine forêt amazonienne. Il ne sait pas encore qu’il y trouvera réponse à quelques-unes de ses questions. "Depuis toujours, je voulais enseigner et découvrir l’Amazonie, ajoute-t-il. À l’époque il fallait six heures de pirogue le long du fleuve Oyapock pour atteindre le village. La chaleur et l’humidité imprègent de suite et les chants des oiseaux et des insectes emplissent tout l’espace sonore. Camopi est habité majoritairement par des Amérindiens Wayãpi et Teko. Beaucoup portent encore le kalembé, le pagne rouge et se déplacent à pied dans la forêt ou en pirogue et, parés de plumes, ils dansent parfois toute la nuit en s’accompagnant d’instruments en bambou. Ils chassent le tapir, le pakira, le singe ou encore le caïman ; ils pêchent à la ligne, au harpon ou au filet épervier ; ils cultivent sur brûlis des bananes, des ananas, des ignames ou encore du manioc duquel ils tirent le cachiri, une boisson fermentée servie dans des calebasses. Un autre monde ou presque.
Et pourtant on est en République française avec ses attributs : la gendarmerie, la poste, le drapeau ; l’argent de la CAF arrive par hélicoptère et l’enseignement obligatoire de l’Éducation nationale est importé tel quel. Sur place, les réponses décalées de la France vont avec l’échec scolaire, l’alcoolisme, la violence, un taux de suicide chez les jeunes 20 fois supérieur à celui de la France. Ça m’a atteint de plein fouet et ça a généré une incompréhension profonde. Je ne cessais de me poser des questions "d’Occidental" sur ce que je voyais pour finir par découvrir que chacune de mes conclusions tombait à côté. Très vite, j’ai senti qu’il fallait que je lâche prise, que je me déformate pour voir différemment ce qui m’entourait".
"Et puis un beau jour, au milieu de ce méli-mélo de cultures, sans prévenir, la magie m’a surpris et je me suis retrouvé un peu débordé par la cosmologie Wayãpi."
C’est à ce moment-là que Kévin rencontre son voisin Breteau, considéré par les habitants et le Parc amazonien de Guyane comme l'un des derniers dépositaires la culture Wayāpi. "Je suis allé le voir pour apprendre à faire un harpon. Il est ensuite venu chez moi pour que je l’aide à remplir des formulaires pour l’administration. Nous avons après ça, pêché et chassé ensemble et sommes devenus amis. Il me surprenait, lui, le vieil homme en pagne, passionné d’histoire de France, père d’une grande famille, souvent ivre et malicieux, qui un jour se disait chaman et l’autre le niait. Maniant aussi bien les codes amérindiens qu’occidentaux, j’étais sidéré de son aisance et de sa quiétude. J’ai commencé à le filmer, caméra à l’épaule, en me demandant : que voit-il, lui, que je ne comprends pas ? Et puis un beau jour, au milieu de ce méli-mélo de cultures, sans prévenir, la magie m’a surpris et je me suis retrouvé un peu débordé par la cosmologie Wayãpi. Certains des chants que je lui demandais de m’apprendre étaient en fait magiques : ils appelaient les esprits. Breteau commentait ensuite mes visions et mes rêves en riant, me disant que j’allais porter de nouvelles lunettes. Ça m’a donné envie d’en savoir plus".
Le contrat d’enseignant de Kevin se termine fin 2018. Une fois rentré, il organise pendant deux semaines en 2019 une tournée artistique en Métropole, avec quinze Wayãpi désireux de valoriser leur culture, dans des festivals et des musées. Breteau y tient le rôle de chef des danses traditionnelles. "Mon lien avec lui s’est resserré, ajoute Kevin. Il m’appelait régulièrement et je me suis rendu compte que je vivais une sorte d’initiation. Désormais, devant mes yeux, la poésie de la langue Wayãpi se mêlait aux histoires, aux chants, aux rencontres avec la forêt et ses animaux, avec leurs cris, le chant des oiseaux, l’orage, le bruit de la pluie… Et il m’aidait à interpréter cet entrechoquement de mondes de façon poétique et à trouver de la magie et de la poésie sous les décombres".
De novembre 2020 à janvier 2021, grâce à l’aide à la création de la Région Nouvelle-Aquitaine, Kevin peut retourner à Camopi "pour poursuivre [son] projet de film qui s’était étoffé entre temps, reprend-il, et qui est né de [ses] interrogations". "J’ai donc continué de filmer notre quotidien marqué par ce que j’ai appelé un 'entre les mondes', où la magie répond aux drames et où l’animisme se mélange aux lois de la République. J’ai filmé Breteau pendant qu’il chassait, pêchait et mêlait ses croyances au seul monde que moi je connaissais alors. J’ai filmé notre relation, nos incompréhensions, nos rires, nos engueulades aussi. J’ai filmé aussi le lien que je tissais peu à peu avec son monde empli de symboles et que j’ai commencé à faire mien. Je m’interrogeais pourtant toujours sur les interactions entre le monde des Amérindiens et celui des Occidentaux, en constatant que pour eux, il n’y a là aucune antinomie ; car tout fait partie du vivant1, tout s’inclut et donc tout est réel".
"Le documentaire de création sur lequel je travaille est conçu comme une toile pour peindre cet essai et aussi pour extérioriser mon regard. Grâce à la magie du cinéma, j’essaie de donner corps à cette vision animiste."
"Jusque-là, moi qui suis un scientifique et un cartésien, poursuit-il, je considérais les visions et les rêves comme des hallucinations auto-produites sans continuité ni correspondances nécessaires ni cohérence avec ce que j’appelais la réalité. Pourtant, aux côtés de Breteau, j’ai expérimenté des rêves et des visions qui ont interagi avec ma réalité quotidienne et ces rêves ont parfois croisé ceux d’autres personnes. J’y ai trouvé des réponses pertinentes pour appréhender autrement le télescopage de nos mondes. Le documentaire de création sur lequel je travaille est conçu comme une toile pour peindre cet essai et aussi pour extérioriser mon regard. Grâce à la magie du cinéma, j’essaie de donner corps à cette vision animiste. Je travaille sur la dramaturgie qui émane parfois naturellement des scènes. Mon souhait est d’inviter les spectateurs à vivre une rencontre sensible avec Breteau, avec les Amérindiens, avec cette forêt immense et très habitée. Avoir un pied sur chaque rive, l’une cartésienne, l’autre symbolique, conclue-t-il, me permet de mesurer combien nous nous sommes coupés de nos sphères de perception en Occident. Là-bas, j’ai retrouvé ma place dans le monde sensible en tant qu’humain-animal ; j’ai ré-appris à comprendre mon environnement hors les mots. J’y ai retrouvé une connexion à un moi profond et plus intuitif, un moi qui souhaite se réintégrer à un tout dont je me suis toujours senti amputé. Nous avons beaucoup à apprendre de la vision du monde des peuples autochtones, et c’est ce que j’espère transmettre avec mon documentaire."
1Source Wikipédia : l’animisme a été défini par l'ethnologue britannique Edward B. Tylor (Primitive Culture, 1871) : croyance selon laquelle la nature est régie par des esprits analogues à la volonté humaine. Esprits et force vitale animent tout le vivant : les êtres vivants, les objets mais aussi les éléments naturels, comme les pierres ou le vent.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)