L'écrit pour "échapper au fantôme d'Hanuš Hachenburg"
Baptiste Cogitore est le lauréat 2021 de la résidence Roman du Chalet Mauriac. Du 7 septembre au 19 octobre derniers, il y a mené l’écriture de La Rivière et l’étincelle, évocation de l’enfant poète Hanuš Hachenburg, assassiné à Birkenau en 1944, à qui il avait déjà consacré un film.
C’est à l’automne que le parc du Chalet Mauriac est le plus émouvant. Imaginez : c’est le soir, et la lumière oblique incendie les sous-bois — il y a le tapis noir des aiguilles, les pointillés mauves de la bruyère, la flambée rouge et or des fougères —, et puis en vous comme la montée d’un long sanglot. Et au moment où vous alliez blâmer Prévert, vous avisez un homme, immense et mince, ses membres arachnéens recourbés autour d’une viole, dont il tire la plainte. Il est tiré à quatre épingles. Il a des yeux brûlants, cerclés par de petites lunettes, et une moustache à l’italienne — un personnage d’un autre temps. L’allure d’un homme qui tente depuis dix ans d’échapper aux fantômes.
Peux-tu nous raconter ta "rencontre" avec Hanuš Hachenburg ?
Baptiste Cogitore : Elle remonte à 2011. À l'époque, je suivais ma compagne Claire Audhuy dans ses recherches sur le théâtre clandestin dans les camps nazis. Un jour, Claire était rentrée des archives du ghetto de Theresienstadt avec un manuscrit de onze pages, en tchèque, qui avait toutes les caractéristiques d'un texte de théâtre. Elle l'avait trouvé par hasard, parmi 800 pages écrites clandestinement par des enfants entre décembre 1942 et septembre 1944. Claire fit traduire la pièce et la traductrice qui commença à lire le texte devant elle lui dit aussitôt : "C'est impossible qu'un enfant de 13 ans ait écrit ça !". C’était une parodie du régime nazi. Une farce bouffonne qui raconte ce qu'un tyran est en train de faire aux Juifs dans les "centres de ramassage", pour terroriser son peuple et imposer une pensée unique. Le Hanuš Hachenburg que je découvre à ce moment-là est donc un très jeune auteur de théâtre, qui nous impressionne immédiatement par sa lucidité et son humour. Ensuite, en enquêtant sur son passé, et en retrouvant des survivants qui l'ont connu, nous avons découvert un auteur d'une profondeur que je n'imaginais pas : un enfant poète. À force de voyager pour écouter et filmer les témoins, l'idée de raconter cette histoire dans un film s'est imposée d'elle-même.
Le film est aussi l’occasion d’évoquer Theresienstadt et son organisation très particulière…
B.C. : Theresienstadt était un ghetto qu’Adolf Eichmann utilisa pour vanter sa "solution territoriale". Il servit donc fortement la propagande nazie : on fit croire (et on voulut bien croire, aussi) que Theresienstadt était une "colonie juive autogérée", où les Juifs vivaient heureux entre eux. Hanuš Hachenburg fut déporté dans ce ghetto à l'automne 1942. Il avait treize ans. Il rejoignit la chambrée n°1. Chaque chambrée comportait une quarantaine d’enfants dirigés par un éducateur, qui transmettait ses propres valeurs aux enfants. L'éducateur de la chambrée 1 était un communiste et proposa aux garçons dont il avait la garde de pratiquer l'autogestion. Le 18 décembre 1942, les enfants proclamèrent la naissance de la "République de ŠKID", un État révolutionnaire imaginaire où chacun avait un rôle, des droits, une place. Ils n'étaient plus seulement des enfants juifs déportés dans un ghetto surveillé par des SS, mais des citoyens, des égaux. L'un des garçons proposa de fonder un journal. Durant les deux années que dura cette aventure extraordinaire, les garçons produisirent 800 pages de ce journal, appelé Vedem. Au total, une centaine de garçons vécurent dans la chambrée 1. Une quinzaine seulement survécut à la déportation. Tous furent envoyés à Birkenau. Tous sauf un, qui resta au ghetto et parvint à sauver le journal de la destruction.
Dans le film, tu fais le récit de cette tragédie collective, mais tu utilises aussi les poèmes qu’Hanuš a publié dans Vedem pour faire émerger sa subjectivité…
B.C. : Bien sûr, ce qui m'intéresse en tant qu'auteur, c'est de raconter l'enfant qu'il fut, d’explorer les failles, ce qu’on ne sait pas. De tenter de lire à travers les lignes de ses textes. Dans une introduction à ses poèmes, il explique pourquoi il écrit de la poésie. Il dit que les poèmes sont pour lui "ce que les amis représentent pour d'autres personnes". Que "le papier est silencieux, et prêt à tout accepter". Qu'il peut y déverser toute sa rage, mais aussi y garder une trace de sa joie. Au fil des textes, on découvre un enfant doué d'une extrême sensibilité, d'une maturité intellectuelle, littéraire et spirituelle incroyable. Et d'une grande lucidité devant ce qui l’attend… Les témoins que nous avons rencontrés disent tous cela : il avait pressenti avant les autres ce qui allait leur arriver.
"Le film est le portrait d'Hanuš tel que l'ont connu les survivants, alors que le livre raconte l'histoire du Hanuš que je me représente."
La réalisation d’un tel film aurait pu épuiser tes forces. Comment as-tu décidé de consacrer un livre à Hanuš ?
B.C. : Le film dure 52 minutes. Cela m’a contraint à renoncer à énormément de matière. En même temps, il donne surtout la parole aux témoins, aux survivants. Le livre raconte à peu près la même histoire, mais développe certains points qu'on ne fait qu'effleurer dans le film. Bien que je suive la même chronologie et les mêmes grandes étapes, ce n'est pas du tout le même récit : dans le documentaire, je n'interviens pas dans la narration à titre personnel. Dans le livre, j'ai l'impression de m'impliquer davantage, de rendre Hanuš plus présent, aussi. Sur un plan peut-être plus intime ou plus intérieur. C'est sans doute maladroit de le dire comme ça, mais je dirais que le film est le portrait d'Hanuš tel que l'ont connu les survivants, alors que le livre raconte l'histoire du Hanuš que je me représente.
Dans ton manuscrit, deux voix alternent : la première est poétique, très personnelle, et témoigne de ta recherche ; la seconde privilégie la troisième personne et nous plonge dans des moments de la vie d’Hanuš. Comme si ta place se trouvait dans cette tension entre les deux approches. Comment ce dispositif t'est-il venu ?
B.C. : La forme va sans doute encore bouger au fil du travail d'écriture, mais ce que tu as lu est le résultat d'un processus de maturation étrange. Au départ, je voulais écrire un texte biographique au présent : froid, descriptif, factuel. Avec mon parcours de journaliste, je ne me voyais pas faire autrement. Je suis un lecteur presque immunisé contre la fiction. Et je me sens profondément incapable d'écrire un roman. Mais la vie de ce garçon est pleine de trous, d'absences, d'inconnues. Tout ce qu'il nous reste de lui, ce sont ses textes et quelques souvenirs de gens qui ont croisé sa route il y a 75 ans. Ces manques m'obligent à trouver une manière de raconter son histoire, en ayant parfois recours à certains artifices narratifs. Dans le film, c'était par exemple la musique ou les animations qui donnent à voir une atmosphère, une scène qu'on m'a décrite mais que je raconte autrement. Dans le livre, je me suis autorisé une narration "romanesque" mais qui ne me convenait pas non plus tout à fait. C'est facile d'écrire ça en trois phrases : "Le 5 septembre 1938, Hanuš Hachenburg marchait dans une rue du quartier de Vinohrady. C'était une belle matinée de septembre et sa mère le conduisait à l'orphelinat. Pendant ce temps-là, Adolf Eichmann buvait son café dans un bureau de la Gestapo à Berlin". Mais ça ne m'implique pas. Je me retrouve juste à faire bouger mes petites marionnettes sur le papier. Donc je me suis d'abord mis à raconter ce que je ne sais pas, ce que j'imagine — pour que le lecteur sache toujours ce qui est d'ordre factuel et ce que je reconstitue. Et finalement, je me suis mis à parler à mon personnage en ayant moi-même recours à la poésie. Contrairement au récit fictionnel, il me semble que la poésie ne triche pas. Elle ne reconstitue pas le réel en l'imaginant : elle l'éclaire différemment. Le tutoiement, c'est peut-être la relation la plus juste et la plus sincère que je puisse avoir avec lui, parce qu'au fond, ce livre est un peu un dialogue que nous entretenons, même si je m'adresse à un mort. Je lis ses poèmes comme des réponses aux questions que je lui pose. Ça n'a rien de mystique ou de surnaturel. Franz Kafka écrit ça magnifiquement : "La littérature crée la possibilité d'une parole vraie d'être à être, en échappant aux fantômes". C'est ce que je cherche dans ce livre : échapper au fantôme d'Hanuš Hachenburg et construire, avec lui, "une parole vraie d'être à être".