L’écriture pour saisir le souvenir rwandais
En résidence au Chalet Mauriac jusqu’au début de l’automne, Dominique Sigaud a travaillé l’écriture de son projet de roman, Colline. Le récit d’un jour de juin 1994 que la reporter a vécu au sommet d’une colline rwandaise où des hommes et des femmes ont été sauvés in extremis du génocide.
Elle n’était pas comme les autres, pas à gesticuler, pas dans les clous, Dominique Sigaud, pas dans le moule. J’essaie de l’imaginer alors, je me fais la réflexion que les survivantes et survivants tutsi ne devaient pas la trouver si étrange que ça. Eux, projetés à côté de la vie, elle déplacée volontaire à l’écart du théâtre des opérations. Les humanitaires, les militaires, les journalistes, les blancs s’agitaient. Les Rwandais restaient immobiles, les bourreaux sur la crête de la colline observaient les survivants en contrebas, Dominique à leurs côtés. Sidérée ?
Une colline il y a vingt quatre ans. Un théâtre. Elle est venue à Saint-Symphorien avec le projet d’écrire un monologue pour le théâtre, justement. Trouver les mots pour dire une des collines de Bisesero pendant le génocide, autant un endroit qu’un moment. Vous avez déjà entendu parler de Bisesero ? C’est à l’ouest du Rwanda, près de Kibuye. Là, les Tutsi ont essayé de résister à la tentative d’extermination. Avec des pierres, des lances, des arcs et des flèches. Rester des hommes et des femmes debout.
Dominique y était quand les Français sont revenus. Les militaires de l’opération militaro-humanitaire Turquoise étaient déjà passés trois jours auparavant. Les Tutsi, qui étaient alors sortis de leur cachette pour leur demander de les secourir, s’étaient entendus dire "nous reviendrons". Trois jours après, il n’en restait qu’une poignée.
"Derrière ce regard commun, pourtant, j’étends une démarche singulière chez Dominique. Je suis rassurée."
Dominique Sigaud utilise à plusieurs reprises cette expression : "à l’époque du Rwanda". Mais oui, il y a eu pour certains d’entre eux aussi un avant et un après. J’ai vu ce voile dans le regard de reporters qui avaient été là-bas, à "cette époque", quand ils me racontaient. Derrière ce regard commun, pourtant, j’étends une démarche singulière chez Dominique. Je suis rassurée.
Nous avons réalisé toutes les deux ce trouble hasard de notre rencontre aujourd’hui. Elle est arrivée dans mon pays au moment où je parvenais à le fuir. Elle avait alors presque l’âge que j’ai désormais (35 ans – 39 ans). Elle n’a pas la même assurance que beaucoup d’autres. Elle dit : "C’est tellement compliqué que le plus simple serait le cliché". J’aime ce mot qu’elle prononce "c’est piègeux". Elle n’entonnera pas le chant du cliché, non, mais alors quoi ? Elle est venue ici pour le chercher. Fin 1994, elle était retournée au Rwanda et, là encore, quand la plupart des journalistes allaient écouter les tueurs, elle avait décalé son regard, écrit sur celles et ceux qui tentaient de reconstruire l’édifice judiciaire.
Elle parle du silence immense, de l’hypocrisie. Du mensonge de son pays. Je sens une colère sourdre dans sa voix pourtant toujours posée. Je lui raconte les journalistes occidentaux qui prennent tous les Rwandais pour des survivants du génocide des Tutsi, de cette paresse-là, épuisante. Plus tard, à son retour de Lille, elle me dira qu’elle a rencontré un de ces compatriotes qui se glissent habilement dans le malentendu pour être des objets de compassion. Dominique a refusé le mensonge. Nous nous en félicitons, presque complices.
"Je tourne autour de quelque chose, je cherche l’entrée juste, ne le la trouve pas."
Elle creuse avec le sentiment qu’elle peut être submergée à tout instant. Je crois qu’elle avait compris, à Bisesero déjà, que ce dont les survivantes et survivants avaient besoin, c’était d’une écoute longue et patiente. Mais beaucoup d’occidentaux vont souvent en Afrique avec une idée déjà toute faite du bien qu’ils vont faire, avec des plans d’actions et des indicateurs de résultats, et une liste de délivrables. Prendre le temps d’écouter, les mots mais aussi les silences de quelqu’un et d’entendre ce qu’il ou elle exprime, qui fait écho à ce que l’on est intrinsèquement. Cela n’a pas de place dans les agendas officiels. De là l’incommunicabilité et les mensonges, sans doute.
À quoi sert une résidence ? J’ai longtemps cru qu’on y rentrait avec un projet et qu’on en ressortait avec un manuscrit bien avancé. Dans le jargon de la « démarche projet », on appellerait ça "les délivrables". Au Chalet Mauriac, elle avoue que c’est difficile. Ce texte la travaille autant qu’elle le travaille. C’est physique parfois, on devine un combat. Son corps dira par moment, en exprimant une souffrance, ce qui se joue en dedans.
Elle me parle de ces deux voix qu’elle tente de soulever, il y aurait une femme qui dirait « je » et un homme qui serait dit à la troisième personne. Elle s’arrête, me regarde : "On n’aurait jamais dû vous laisser seuls. Nous étions existants ensemble. Je ne conçois plus l’existence sans vous". Notre humanité commune, la grâce des dépossédés. J’ai lu ses livres, je la sais capable de résister à l’assurance brutale du langage. La langue qui nous a racontés, ensevelis sous le mensonge, avant, pendant et après le génocide. Elle fait partie des rares journalistes qui ont écrit des choses sensées, à "l’époque du Rwanda". Elle voudrait poser quelque chose "qui décale, freine la saloperie". Plus tard, je l’entendrai dire à des lycéens et lycéennes venus l’écouter combien il est important de trouver une langue à soi. Pour ne pas être ensevelis. Je verrai plusieurs repartir bouleversés. Personne ne leur avait jamais dit ça.
La première après-midi est passée. Avant de partir j’espère pouvoir dire une chose qui console, mais ne trouve rien. J’ai appris d’elle qu’il vaut mieux se taire parfois, pour ne pas "ajouter au malheur de ce monde".
La correspondance se poursuit ainsi, mes questions, ses réponses, toujours sur le fil :
Dans ton projet de résidence, tu avais écrit : "Je souhaite faire le récit de ce jour absolument à part où le monde à la fois fut défait et sauvé". Est-ce encore le cas ?
Dominique SIgaud : Oui je veux toujours le faire mais je sais de mieux en mieux combien je n'y arrive (toujours) pas. Il me manque quelque chose pour y arriver. Je tourne autour. Je n'ose pas. Je ne sais pas, ou bien c'est encore trop tôt.
Qu’est-ce que la résidence a déplacé dans ta façon d’envisager ce monologue?
D.S. : Elle m'a accordé du temps, de savoir que si je ne peux pas maintenant ce n'est pas grave ni interdit, elle m'a fait avancer dedans pour l'instant, pas encore dans un résultat tangible. Une "résidence" c'est du temps offert, dedans.
Quelles sont les choses/pensées qui t’aident à avancer dans l’écriture de ce texte ?
D.S. : Je sais que j'ai vécu cette journée, je connais cette colline, je me souviens de ce par quoi j'y ai été traversée ; je suis avec ceux qui y étaient, survivants, et peut être morts aussi. Je ne les ai pas quittés. Je dois donc normalement pouvoir en écrire quelque chose.
Juste avant la fin de son séjour, nous nous retrouvons un soir autour d’un repas de là-bas. Elle tient fermement la casserole pendant que je pétris la pâte de manioc. Nous partageons les aubergines amères, les patates douces, le lait caillé, et il y a sur nos palais, au moment de nous quitter, comme un joli goût de souvenance.
Photo : Fondation Jan Michalski © Wiktoria Bosc