La crise du papier inquiète les éditeurs de Nouvelle-Aquitaine
La guerre en Ukraine et la hausse soudaine des prix de l’énergie ont révélé, au printemps 2022, une crise plus profonde qui touche directement les éditeurs : celle de l’industrie papetière destinée à l’impression.
La part du papier réservée à l’imprimerie, qui représentait près de la moitié du secteur global du papier et carton dans le monde au début des années 2000, s’est fortement réduite avec la dématérialisation d’un grand nombre de contenus, en particulier dans la presse. À l’inverse, la demande en papier et en carton destinée à l’emballage s’envole dans le monde entier ; elle est notamment portée par le développement du commerce en ligne et des livraisons à domicile. La perspective de l’abandon progressif de l’utilisation du plastique pour les emballages, les pailles ou les couverts pousse également les industriels du papier à privilégier les chaînes de production de carton aux dépens du papier employé dans l’industrie graphique. "Il y a d’abord une tension sur la pâte à papier", explique Marc Torralba, directeur de la maison d’édition Le Castor Astral, à Bègles, et imprimeur de livres depuis plusieurs décennies. "Les grands groupes industriels qui gèrent des millions d’hectares de forêt, par exemple en Scandinavie, orientent la production de bois vers le bois d’œuvre ou de construction, plus rentable que la pâte à papier".
Les bobines de papier destinées à l’impression de livres subissent ainsi une triple tension : la pénurie tout d’abord, avec des commandes limitées pour les imprimeurs qui ne peuvent obtenir tout le papier dont ils auraient besoin ; la hausse des délais de livraison ensuite, qui a été accentuée par la crise sanitaire et le manque de containers ; les coûts enfin, qui ont augmenté de 30 % à 40 % et qui sont répercutés sur les imprimeurs et les éditeurs. Le papier est en effet une industrie très énergivore, à la fois pour la production elle-même et pour le transport, dont les coûts explosent.
Jean-Louis Gauthey, directeur des éditions Cornélius, à Bordeaux, ajoute que les imprimeurs eux-mêmes ont mis en place une facturation flottante leur permettant d’ajuster la facture finale en fonction des hausses rapides de leurs propres factures d’énergie mais aussi du coût de l’encre ou des plaques offset en aluminium. "Il devient très difficile pour nous de fixer longtemps à l’avance le prix d’une nouveauté dans la mesure où nos coûts de production peuvent fortement varier, précise l’éditeur de bandes dessinées.
Comment les éditeurs parviennent-ils à s’adapter à cette crise du papier ? Une des premières conséquences est la nécessité pour eux d’ajuster les prix des livres à la hausse : "On ne peut pas augmenter le prix de nos livres de 40 %, sinon ils ne se vendront plus. Qui est prêt à payer 25 ou 30 euros pour un roman ?", se demande Marc Torralba. Il ajoute : "Nous sommes surtout contraints de faire des choix, nous publions moins, prenons moins de risque en travaillant surtout les collections qui se vendent bien, comme la poésie chez nous. Ma plus grande inquiétude est qu’on va devoir refuser d’éditer certains titres qu’on aurait publiés il y a dix ans." Jean-Louis Gauthey fait aussi le choix d’augmenter un peu ses prix, mais surtout de freiner l’activité et de publier uniquement les nouveautés qui lui semblent indispensables : "Nous avons la chance d’avoir avant tout des livres de fonds, un catalogue riche et que nous cherchons encore plus à défendre et à mettre en avant dans cette période de crise." Marc Torralba nuance : "Bien sûr, on tend à publier moins de livres et à vendre mieux ceux qu’on a déjà, mais nous nous retrouvons aussi confrontés à l’impossibilité de réimprimer certains titres : nous avons publié une belle anthologie de poésie syrienne contemporaine1 qui a bien marché et qu’on voudrait réimprimer, mais c’est impossible, car c’est un livre de 372 pages, vendu 20 euros, qui ne serait plus rentable pour nous aujourd’hui avec la hausse des coûts d’impression !"
Une autre possibilité pour les éditeurs pourrait consister à produire des livres moins chers, en réduisant le grammage du papier ou les coûts de façonnage ; par exemple, en privilégiant les livres brochés aux dépens des livres reliés ou en se contentant de cahiers collés au lieu de cahiers cousus. "Comme nous sommes nous-mêmes imprimeurs, poursuit Marc Torralba, nous avions déjà optimisé ces coûts de fabrication et de façonnage, il est difficile de réduire ces coûts sans mettre en péril la qualité de l’ouvrage final." L’éditeur de Cornélius refuse lui aussi de transiger sur la qualité d’impression et de façonnage des ouvrages : pour un éditeur de romans graphiques et de bandes dessinées comme lui, faire de beaux objets fait partie intégrante du métier et la fidélité de ses lecteurs tient aussi à une double exigence de qualité éditoriale et matérielle : "La qualité de nos livres, de l’impression, du papier, des couleurs, c’est l’image de marque de notre maison", conclut l’éditeur de Robert Crumb et de Nicole Claveloux.
Cette crise du papier a donc des conséquences directes sur les choix éditoriaux et réduit fortement la capacité des éditeurs à prendre des risques. L’économie, voire la survie de plusieurs structures, pourrait être menacée. Marc Torralba ne cache pas son inquiétude : "Un certain nombre d’éditeurs de Nouvelle-Aquitaine ont des niveaux de charges difficiles à équilibrer avec des recettes en baisse et des marges sur les ventes en diminution."
Cependant, pour certaines maisons, être un "petit" éditeur présente des avantages en ces temps de crises : il peut "faire le dos rond" et réduire son activité en attendant que la situation s’améliore, alors que les grands groupes éditoriaux ont des charges telles qu’ils sont pris dans un engrenage de production intensive qu’il leur est difficile d’enrayer.
1. Poésie syrienne contemporaine, de Saleh Diab, 2018.