La ligne comme une cicatrice intérieure
De la frontière suisse aux Pyrénées, le réalisateur Cyril Lafon et le photographe Thomas Ermel mènent une longue exploration sur l’ancienne ligne de démarcation qui a coupé la France en zone occupée et zone libre entre 1940 et 1943. Cette frontière intérieure de 1200 kilomètres, devenue invisible, incarne pour ces artistes un fort enjeu de mémoire. Ils étaient en résidence au Chalet Mauriac du 13 juin au 6 juillet pour enquêter sur le terrain et préparer une exposition transmédia.
Que vous a permis votre résidence au Chalet Mauriac ?
Cyril Lafon : On a commencé notre projet sur la ligne de démarcation en France voilà deux ans et on a répondu l’an dernier à l’appel à projets transmédia du Chalet Mauriac. Thomas avait photographié la partie nord et l’objectif était de couvrir la partie sud, la Nouvelle- Aquitaine. On a imaginé un dispositif de diptyques caméras pour les tournages, avec deux caméras pour représenter la démarcation, une en zone libre et l’autre en zone occupée. On a filmé des paysages et rencontré des témoins dans les Pyrénées-Atlantiques, en Gironde et en Charente. La résidence nous a permis de tourner et de préparer une maquette de notre projet d’exposition.
Thomas Ermel : L’exposition intégrera des photographies et des vidéos, elle circulera dans les départements traversés par la ligne. L’idée est de proposer un corpus de photographies nationales et locales. La ligne part de la frontière suisse au niveau de Genève jusqu’à Tours et après elle descend tout droit près de Poitiers et Angoulême, jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port. Elle passe près du Chalet Mauriac.
Quelle est l’idée centrale de votre projet sur la ligne de démarcation ?
T.E. : La ligne est quelque chose d’abstrait, c’est une frontière qui n’a pas laissé beaucoup de traces, même si on en trouve. On rencontre deux types de personnes pour notre projet : les témoins directs de l’époque, de moins en moins nombreux, et des personnes qui font une action de mémoire sur la ligne. Ce sont souvent des historiens locaux. Nous voulons travailler sur la ligne au présent, sur ce qui reste aujourd’hui de la guerre : les traces, les résurgences ou les traumatismes refoulés. Nous questionnons aussi les formes de manifestations mémorielles de la Seconde guerre, la transmission de la mémoire de la Seconde guerre mondiale au moment où les derniers témoins disparaissent.
"On a senti une forme d’urgence à récolter les derniers témoignages car la ligne de démarcation est l’une des grandes oubliées de la Seconde guerre."
C.L. : Ce qui s’est posée pour la Première guerre arrive maintenant pour la Seconde. On s’est trompés de nombreuses fois sur les cartes pour trouver le tracé, tout comme certains historiens locaux. On a senti une forme d’urgence à récolter les derniers témoignages car la ligne de démarcation est l’une des grandes oubliées de la Seconde guerre. Elle ne met pas seulement en jeu les villes et villages qui sont précisément sur la ligne. Comme le dit un historien de la Gironde, Philippe Souleau, il faut la prendre comme un espace. Des juifs qui avaient comme projet de traverser la ligne habitaient à Paris, Bordeaux ou ailleurs. La ligne mettait en jeu la France entière.
T.E. : La pandémie de la Covid a également provoqué certaines résurgences. À Moulins, la ligne de démarcation passait par un point de contrôle sur un pont occupé par les Allemands. Cela a vraiment marqué la mémoire. Pour contrôler les passages durant la Covid, les gendarmes se sont mis sur ce pont qui est un point stratégique. Ils ne sont restés qu’un jour tant la réaction de la population a été violente ! C’était symbolique et cela signifie que la ligne est encore présente.
Est-ce que l’un des enjeux est de rendre visible ce qui ne l’est plus ?
C.L. : C’est filmer l’invisible, d’où le procédé de diptyques sur les paysages, comme en photo. On veut montrer toute la portée de cette cicatrice intérieure.
Comment décrire votre méthode exploratoire ?
C.L. : On mêle nos propres recherches, le travail avec les historiens locaux et les enquêtes sur place. Pour la Gironde, on a vite déterminé que le secteur de Saint-Macaire, Langon et Bazas était majeur. L’historien Philippe Souleau nous a donné des pistes que l’on a complétées par nos recherches personnelles en allant sur les lieux, en toquant aux maisons près du tracé. On a par exemple recueilli le témoignage d’une dame de 93 ans dans le village du bas Pian près de Saint-Macaire. Il y a une plaque mémorielle rappelant l’existence du poste de douane allemand et cette dame habite à côté. Elle avait 12 ans à l’époque, elle a ses propres souvenirs de la ligne. Le maire du Pian nous a également raconté que les gens passaient par l’église durant les obsèques pour s’enfuir par une petite porte dans les vignes, en zone libre.
T.E. : En photographie, ma première approche est de réunir des infos sur Internet pour déterminer sur une carte les points de passage puis d’explorer seul en rencontrant des gens. L’autre méthode est de se déplacer avec un historien pour repérer les lieux. Les gens qui nous aident sont aussi des sujets, ce sont des entrepreneurs de mémoire que l’on intègre dans le projet et ils seront aussi ensuite des partenaires de l’exposition. Notre attitude n’est pas de venir, de prendre la photo et de partir. On a pris conscience que l’on devient nous-mêmes avec ce projet des passeurs de mémoire.
C.L. : Cela justifie le fait que l’on se filme en train de travailler, on montre aussi notre enquête.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est un projet transmédia ?
T.E. : Un projet transmédia, c’est une approche d’un sujet avec différents médiums. En plus de la photo et de la vidéo, on imagine une partie en digital, par exemple un portfolio numérique interactif avec dans un paysage un tracé, des informations, des liens, de la vidéo, du son… On pense aussi à de l’immersif avec des avatars et des casques de réalité virtuelle. Ce n’est pas pour être à la mode, mais le média a son importance dans la transmission. On finalise d’abord la photo et la vidéo avant de travailler sur ce domaine qui nécessite d’autres financements. L’exposition sera une installation où l’on devra faire entrer en interaction tous les médiums utilisés.
"Quand la puissance du témoignage direct aura disparu avec les derniers témoins, des résistants ou des rescapés des camps qui passent devant des salles de classe par exemple, comment le numérique pourra-t-il prendre le relai ?"
C.L. : Le digital doit être relié à notre problématique sur la ligne et la transmission de la mémoire. Quand la puissance du témoignage direct aura disparu avec les derniers témoins, des résistants ou des rescapés des camps qui passent devant des salles de classe par exemple, comment le numérique pourra-t-il prendre le relai ? Nous nous posons ce genre de questions pour savoir ce qui est le plus pertinent.
Quels liens personnels avez-vous avec la ligne ?
C.L. : Ma grand-mère a essayé de traverser la ligne avec une passeuse à Saint-Macaire. Elle voulait rejoindre mon père et ses enfants qui avaient été envoyés dans une sorte de camp de vacances dans les Pyrénées, pour les sortir de l’atmosphère bordelaise. Elles ont été dénoncées et se sont retrouvées à la Gestapo. Elles s’en sont sorties habilement avec des codes gestuels. C’est important pour moi parce que mon père m’a pendant longtemps peu parlé de cette période, comme beaucoup de gens de cette génération. Mon père est de Bordeaux, il a été médecin à Tarnos et j’ai découvert par moi-même que dans l’avenue de la maison familiale, il y avait un réseau de passeuses. Des papiers étaient falsifiés à la mairie et elles convoyaient des gens en train jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port où ils passaient la ligne pour aller en Espagne. Mon père ne m’en avait jamais parlé alors même qu’il soignait ces passeuses. Je crois que cet attrait pour l’histoire et la mémoire est lié à ce milieu familial. Je prépare un film sur Chypre, sur la ligne de démarcation qui existe depuis l’invasion par les Turcs en 1974. Son franchissement n’est pas possible. Je creuse le sillon d’une nostalgie et d’une mémoire meurtrie que je retrouve également sur le projet de la ligne en France.
T.E. : Je n’ai pas un lien direct avec la ligne mais j’ai grandi sur un champ de bataille de la Première guerre mondiale, en Alsace. Tous mes ancêtres ont été des réfugiés, ils ont dû tout reconstruire. J’ai été marqué par cette histoire et des traumatismes de famille qui sont restés des tabous. J’ai passé mon enfance à ma balader entre des tranchées et des cimetières, c’était un espace de jeu. Je n’ai jamais été attiré par un côté militariste mais un cimetière allemand m’a marqué, celui des Uhlans. Je voyais les tombes de ces jeunes Allemands qui avait 20 ans et j’avais toujours cette question, pourquoi faire la guerre ? Quand je fais de la photo, il faut qu’il y ait une logique, que ce soit un terrain marqué par quelque chose de traumatique. Je reviens toujours à ça. Mon œil est entraîné depuis l’enfance à repérer les traces laissées par la guerre dans le paysage. Ces guerres restent présentes pour moi, et je veux exprimer les traumatismes que je porte en moi. On peut essayer de ne pas les transmettre à nouveau, ou du moins de leur donner du sens afin que des générations comme celle de ma fille perçoivent le comment du pourquoi.
C.L. : Je crois que ce qui nous réunit, ce sont les traces du passé dans le présent.