La Mélancolie des baleines
Troisième roman de Philippe Gerin, La Mélancolie des baleines, travaillé en résidence d'écriture au Chalet Mauriac à l'automne dernier et qui paraît aux éditions Gaïa, nous embarque dans des territoires de feu et de glace, sur les pas de cinq personnages aux mémoires peuplées par l’ombre de leurs disparus.
La Mélancolie des baleines est le dernier volet du triptyque initié par Philippe Gerin, autour des frontières et de la modification des mondes. Après Du haut de la décharge sauvage (2010), puis Les Voyages de Cosme K (2019) remarqué par plusieurs prix, l’auteur pose sur l’île d’Islande qu’il a traversée lors de plusieurs séjours, l’intrigue de ce nouveau roman à paraître aux éditions Gaïa (Actes Sud). Le récit suit le parcours de plusieurs personnages aux géographies disséminées sur l’île, dont les pas viennent progressivement se rassembler à la lisière des terres.
Les premières pages du texte s’ouvrent sur Ayden, personnage déjà présent dans Les Voyages de Cosme K. On le suivait alors sur les traces de son frère Cosme, entre les bords sauvages du Cercle polaire, les rives du lac Baïkal et la cité insulaire de Singapour. On le retrouve ici, plusieurs années après, avec sa femme Sasha, et leur fils Eldfell – nommé d’après le volcan. Le couple revient en voyage en Islande pour honorer la promesse faite à l’enfant, que la maladie semble prête à emporter à chaque souffle. Ils arpentent les pistes déjà explorées neuf ans auparavant. Le parcours est le même, mais les lieux impactés par le tourisme de masse ont profondément changé. S’entrechoquent en eux les souvenirs du premier voyage qui accueillait leur amour naissant, la sidération face au visage d’Eldfell traversé d’inquiétantes veines bleutées et quelques jaillissements de joie féroces suscités par cette nature saisissante.
À leur récit, se mêle celui de Guðmundur. Conducteur de bus aux yeux vairons et aux traits évoquant un ailleurs indéterminé, il sillonne chaque jour l’interminable route numéro 1. Abandonné à la naissance dans des circonstances énigmatiques, il est devenu un adulte lunaire dont le mutisme provoque le malaise chez les insulaires. Les "stigmates de la séparation" semblent gravés sur lui ; d’aussi loin que remonte sa mémoire, ce sentiment intime d'être sans secours, sans recours. Au soir venu, seul chez lui, des carnets écorchés recueillent les romans qu'il ne cesse d’initier, faire cheminer un temps, puis jeter au feu, inachevés. Ses histoires s’amorcent toujours par la fin : l'épilogue lui dicte un récit auquel il bute sans cesse à trouver un début, en résonance avec l'inconnu de sa propre origine.
"La bâtisse, restée vide pendant de nombreuses années, surplombe une plage de sable noir sur laquelle viennent régulièrement s’échouer des baleines. Le phénomène jusque-là exceptionnel, a pris une ampleur inquiétante au fil des années."
Les pas de Guðmundur rejoindront ceux d’Ayden, Saha et Eldfell dans la maison bleue d’Arna. La bâtisse, restée vide pendant de nombreuses années, surplombe une plage de sable noir sur laquelle viennent régulièrement s’échouer des baleines. Le phénomène jusque-là exceptionnel, a pris une ampleur inquiétante au fil des années. Arna, vieillissante, est revenue s’installer dans cette maison d’enfance quittée vingt-cinq ans plus tôt, après la disparition brutale de son compagnon. La proximité de l’océan et la singulière connexion qu’elle entretient avec les chevaux abrités dans son écurie, n’effacent guère sa solitude. Les souvenirs de la nuit funeste au cours de laquelle l’homme a disparu affleurent à sa mémoire par bribes fragmentées. Depuis le fragile abri de sa véranda, celle qui avait passé sa vie à accompagner les malades à l’hôpital d’Akureyri pour fuir ce lieu, assiste dorénavant impuissante à la dérive des grands cétacés.
"De manière récurrente dans le roman, les temps s'emmêlent, les images du passé viennent intruser le présent sans crier gare, et en dissoudre l’expérience."
L’écriture de Philippe Gerin nous fait approcher ces personnages à leurs endroits les plus fragiles, et convoque chez le lecteur un sentiment de proximité déroutante avec ceux-ci. Les stigmates de la séparation, ils les portent tous, marqués au fer rouge par une absence : une perte devenue gouffre qui peine à se dire, s'est mue en silence, et ne permet plus tout à fait de s'arrimer pleinement à la vie, malgré une mémoire sensorielle qui se réactive brutalement par instants. Impassibles en apparence, leur présence se fait souvent épidermique : gelée en surface, en fusion au fond des viscères. Tous traversés de plein fouet par une béance impossible à raccommoder, ils semblent figés dans un temps sans borne et ne plus s’habiter au présent. De manière récurrente dans le roman, les temps s'emmêlent, les images du passé viennent intruser le présent sans crier gare, et en dissoudre l’expérience.
À l’image de ces baleines désorientées qui se laissent mourir au bord de l’eau, la mélancolie prend son sens plein dans le vécu de ces êtres : une dilution du sentiment d’existence, un vide intérieur difficile à circonscrire. Au fil des pages, le lecteur en vient à se demander si ces personnages ne vont pas finir par s’évaporer, s’effriter, ou fondre comme la lave des volcans dont l’île est parsemée. La disparition de Birna, jeune fille de 16 ans que toute l’île recherche depuis plusieurs jours, vient en figurer la prégnance.
En contrepoint de ces hommes qui tentent malgré tout de recontacter ce qui reste de vivant en eux, la nature, elle, se dresse devant eux, imparable et implacable, tout à la fois menaçante et fragile.
La Mélancolie des baleines
Philippe Gerin
Gaïa (Actes Sud)
Août 2021
288 pages
20 euros
ISBN : 978-2-330-15452-3
(Photo : Quitterie de Fommervault)