Philippe Gerin : l’empreinte et la trace
Lauréat de la résidence Littérature 2020, Philippe Gerin a passé le mois de septembre 2020 au Chalet Mauriac pour travailler sur son troisième roman, La Mélancolie des baleines.
Mercredi 30 septembre. Je rencontre Philippe au Chalet Mauriac, deux jours avant la fin de sa résidence d’écriture. Sur cette année aux calendriers chamboulés par la pandémie, les huit semaines initialement prévues pour sa résidence ont finalement dû être ramenées à quatre cet automne. Il reviendra au printemps 2021 pour une seconde session. Nous nous asseyons sur une table installée dans un recoin du parc du Chalet. L'occasion d'évoquer, aux pieds de la bâtisse en travaux, son écriture, et les semaines qu'il vient de passer là.
Philippe écrit depuis l’adolescence, mais le déclic vient vraiment après avoir poussé la porte des ateliers d'écriture de L'Escalier, à Rennes. "Parce que c'était cet atelier-là, avec cette animatrice-là, et ce groupe-là", précise-t-il. Il y trouve un espace de socialisation de ses écrits, et des regards soutenants pour aller au bout de son premier projet : le roman Du haut de la décharge sauvage. Il consacre une année sabbatique au bord de la mer Baltique pour en terminer l’écriture. Publié en 2010 aux éditions Les Nouveaux Auteurs, on y suit l'histoire de Simon, l’enfant qui sait lire, et qui porte au creux du poing la certitude de quitter un jour sa vie de crasse dans la décharge. La mort d’un autre jeune du clan précipitera son départ. Déjà, les thèmes de l'attachement, et de l'arrachement, y sont présents.
Viendra ensuite un second roman, Les Voyages de Cosme K (Gaïa, 2019). Le récit se construit en trois temps, et trois lieux : sur les bords sauvages du cercle polaire en Norvège, sur les rives du lac Baïkal en Russie, puis dans la cité insulaire de Singapour. On y accompagne l’errance de Cosme K, jeune homme brutalement parti de sa maison d’enfance, une nuit, sans mot dire.
Les phrases qui ouvrent le roman, portées par son frère Ayden, viennent nous cueillir à un endroit assez inconfortable :
"Une nuit, Cosme est parti.
Au matin, il n’était plus là. Sa chambre était vide. Et je fus le seul, je crois, à m’en étonner.
Ensuite, ce fut un autre silence. Différent de tous les silences. […]
Un jour, autrefois, il me portait sur ses épaules, et le monde penchait doucement.
Lorsque l’aube aspira enfin ce qui nous séparait encore du clair, mon enfance amputée ne reconnaissait déjà plus ce monde."
(Les Voyages de Cosme K)
Les premières pages du livre viennent, à pas feutrés, faire peser l’expérience de l’absence, et l’imprimer de tout son poids. Elles résonnent, d’abord silencieusement, bientôt avec fracas, avec nos parts trouées, perforées : ces absences qui nous habitent et qui continuent de nous faire pencher, longtemps après leur survenue.
Elles convoquent la notion d’empreinte, que le psychanalyste Pierre Benghozi distingue de celle de trace. "La trace est une inscription en positif. L’empreinte, c’est tout autre chose, c’est une inscription en creux, en négatif. Négatif à entendre ici dans le sens de ce qui n’a pas été révélé, comme le négatif en photographie. C’est le matériel psychique présent-absent, non révélé, qui n’a pas été métabolisé, et qui cependant est [bien là]. Comme l’empreinte laissée par des pas dans la neige. Elle signe le passage d’un objet absent-présent. Comme la trace, l’empreinte se transmet, mais en creux, en négatif. Elle n’est pas un simple dépôt accueilli sur le cadre qui le reçoit. Elle modifie le cadre contenant lui-même1". Face à ces processus d’empreinte, comme en résistance, ou en résilience, l’écriture de Philippe vient faire trace.
Les Voyages de Cosme K, de bout en bout, décrivent, et délimitent, la sensation de vide laissée par ces absences inexpliquées, l'expérience de la solitude vissée au corps, l'impossible attachement, la difficulté à se sentir peser quelque part, la certitude d'être coupé de soi-même, habité par le silence, endeuillé, sans bien savoir de quoi. Encore dans ce texte, le thème de la perte résonne dans les recoins de chaque page. Mais l’écriture, elle, vient la circonscrire, et faire trace, sur le rebord des empreintes. Le roman reçoit un bel accueil du public, et plusieurs prix littéraires viennent l’accompagner.
"Encore dans ce texte, on retrouve ce qui des lieux passés reste déposé en nous ; ce qui des choses perdues nous laisse amputés, séparés de nous-mêmes, vivants mais hagards, avançant mais boiteux. Toujours penchés."
Vient ensuite le troisième projet : La Mélancolie des baleines. Le séjour au Chalet Mauriac est l’occasion pour Philippe de se dédier pleinement à l’écriture de ce roman. Il parle de triptyque, et revendique la filiation de ce texte avec les deux précédents. L’intrigue se noue autour d’une plage en Islande, que surplombe la maison bleue d'Arna. Des baleines viennent s'y laisser dériver pour mourir, sans que personne ne sache expliquer pourquoi. Le récit suit les pas de plusieurs personnages qui viendront s’échouer là : Arna, qui revient vivre dans la maison de son enfance quittée précipitamment des années plus tôt ; Birna, une adolescente disparue depuis plusieurs jours sans laisser de traces ; Grundmundur, chauffeur de bus qui cherche dans l'écriture le secret de ses origines ; Sasha et Ayden qui voyagent sur l'île suite à la promesse faite à leur fils… L’énigme des baleines suicidaires résonne avec les interrogations des personnages. La question de la perte vient s'incarner ici dans la thématique de la disparition. Encore dans ce texte, on retrouve ce qui des lieux passés reste déposé en nous ; ce qui des choses perdues nous laisse amputés, séparés de nous-mêmes, vivants mais hagards, avançant mais boiteux. Toujours penchés.
Cette résidence d’écriture, Philippe en avait entendu parler par son éditrice. Lui ne pensait pas être légitime pour postuler à ce genre de dispositifs : "J’ai encore du mal à dire que je suis écrivain, je suis souvent étonné qu’on me présente comme tel. Les temps forts autour de mes écrits sont toujours très forts, mais terriblement éphémères. La satisfaction s’efface très vite." L’objectif que s’est donné Philippe pour sa résidence est d’arriver à une première version du roman. Il ne voulait pas y arriver au début du texte, moment où pour lui le risque est plus important de bloquer : "Pour moi, la phase de réécriture est plus simple et plus plaisante que le moment où il faut tracer toute l’histoire".
Au Chalet, l’organisation qu’il donne à ses journées est assez rigoureuse : le réveil réglé à 7 h 30, il travaille toute la matinée, et reprend l’après-midi après la pause déjeuner. Un jour sur deux, il va courir dans la forêt de pins qui entoure le lieu. Parfois, il se perd sur les chemins. Courir, c’est aussi un temps durant lequel des idées neuves lui viennent. Il les enregistre alors sur son dictaphone. Il s’est donné un nombre de mots à écrire chaque jour au Chalet : 1500. Lorsque je m’en étonne, il m’évoque Jours de travail, le journal où John Steinbeck décrit son quotidien d’auteur, avec tout ce qui vient empêtrer l’écriture : "Ça rassure sur le fait que même un Steinbeck avait besoin de se fixer un truc pour y arriver".
"S’il lui arrive de faire quelques recherches documentaires, il préfère les limiter, et part plutôt de sensations, et recompose les lieux traversés avec sa mémoire, ainsi que les creux, les trous, et les métamorphoses qu’elle impose au réel."
Philippe impose en effet rythme et régularité à ses journées en résidence. "Je ne crois pas que le fait d’être ici ait transformé mon écriture. Ni dans le fond, ni dans la forme. J’ai juste beaucoup plus écrit. Dans certains lieux, il y a des temps d’adaptation nécessaires. Ici, je me suis senti tout de suite chez moi. Je me sens bien parce que tout est fait pour que je m’y sente bien. C’est vraiment propice. J’ai travaillé dès le premier jour. Toujours depuis ma chambre : sur mon bureau, avec la fenêtre en face, et mon ordinateur. J’ai besoin d’une structure pour ne pas être perturbé par des questionnements externes à l’écriture." Les temps d’échange et de discussion avec les autres résidents lui fournissent aussi des occasions de cheminer avec son texte, et partager avec d’autres sur son travail : "Moi qui côtoie peu ce milieu dans mon quotidien, c’est presque de l’ordre de l’expérience extraordinaire d’être ici. C’est un peu exotique. J’y retrouve quelque chose de l’ambiance des ateliers d’écriture de Rennes."
La matière de son écriture ? Les personnages constituent souvent le moteur premier. Et l’envie d’évoquer des lieux, comme l’Islande visitée des années auparavant. S’il lui arrive de faire quelques recherches documentaires, il préfère les limiter, et part plutôt de sensations, et recompose les lieux traversés avec sa mémoire, ainsi que les creux, les trous, et les métamorphoses qu’elle impose au réel.
Pourquoi ses romans sont-ils chaque fois situés dans des territoires lointains ? "Peut-être me permettent-ils une distance sur moi-même en les ancrant au loin. Je n’ai peut-être pas envie de creuser et me confronter à des choses trop personnelles." Il a toutefois commencé à travailler sur un quatrième projet : un recueil de nouvelles sur le thème du deuil, qu’il explore à travers plusieurs genres littéraires. Il reconnaît la part plus clairement autobiographique de ce texte-là. "Parfois dans une vie, une mort réveille toutes les morts qui t’ont accompagné. Parfois même de générations antérieures".
À la fin de l’entretien, je m’autorise, enfin, à l’interroger sur cette sensibilité particulière à la question de l’absence et de la perte dans ses différents textes. "Je ne sais pas faire l’analyse. Je ne sais pas si je veux la faire. Chacun éprouve un vide qu’il cherche à remplir. C’est la grande histoire humaine, au-delà de ce que ça peut dire de moi. On a tous peur de l’abandon toute sa vie". Que serait sa vie aujourd’hui, si l’écriture y était soustraite, si elle venait, elle aussi, à se faire absente ? Philippe hésite. Puis : "Elle a pris beaucoup de place aujourd’hui. Il y a dix ans ça aurait été possible. [Pause] Aujourd’hui ça serait compliqué."
1Benghozi, P. (2007). "La trace et l'empreinte : l'adolescent, héritier porte l'empreinte de la transmission généalogique", Adolescence 4/2007 (N° 62).
(Photo : Quitterie de Fommervault)