La ronde des prix littéraires
Prix des professionnels du livre, prix populaires créés par des médias, prix des lycéens, des détenus, prix du livre d’histoire, de poésie, de bande dessinée… Difficile aujourd’hui de s’y retrouver dans le foisonnement des prix littéraires. Si l’automne est la saison par excellence, parce qu’elle condense les prix les plus médiatiquement reconnus, bien d’autres sont décernés tout au long de l’année, visant parfois des objectifs inattendus. Tentons un aperçu de la pluralité de ces prix et de leurs impacts à travers plusieurs expériences et exemples néo-aquitains.
Chaque année, ce sont près de 2 000 prix littéraires qui sont attribués en France. Ce chiffre, assez exorbitant, fait écho à la surproduction éditoriale chronique que l’on constate dans notre pays. Il est aussi le signe, comme le souligne l’enseignante en littérature française et spécialiste de l’histoire des prix littéraires Sylvie Ducas, d’une "démocratisation des pratiques culturelles à laquelle n’échappe pas la littérature1". La prolifération des prix suit aussi un mouvement croissant d’industrialisation de la littérature commencé dès le XIXe siècle, comme le rappelle Sylvie Ducas, et qui s’est accéléré à partir de la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, les enjeux des grands prix nationaux ne reposent plus tant sur une question de consécration d’un auteur que sur celle de la promotion d’un livre. Le prix fonctionne désormais comme une sorte de repère, de label de qualité qui permet de s’orienter au milieu de l’encombrement éditorial.
À cela s’ajoutent une surmédiatisation et une diversification des prix qui contribuent à un phénomène de désacralisation de l’écrivain et de la littérature. S’ils jouissent encore, l’un et l’autre, d’une aura singulière, cette légitimation à laquelle contribuent les prix repose désormais sur une pluralité de voix et répond à des "logiques économiques, culturelles, éducatives, esthétiques, corporatistes2.
Des jurys à l’honneur
Quand on pense "prix littéraires", ce sont les grands prix de l’automne qui viennent en premier à l’esprit : Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis, Interallié et Grand Prix du roman de l’Académie française. Ils sont parmi ceux qui ont un impact sur les ventes le plus fort3. Mais depuis les années 1970, nous rappelle Sylvie Ducas, plusieurs prix ont été lancés par des médias (Radio France, Le Monde, Elle…) pour démocratiser ce système de récompense, donner la parole aux lecteurs et aux lectrices et garantir l’indépendance des jurys non professionnels4.
À ceux-là s’est ajoutée une myriade de prix autres, aux objectifs très divers, notamment sociaux et éducatifs. Parmi eux, apparaissent des prix comme le Goncourt des détenus ou le Renaudot des lycéens, dont l’intérêt principal se porte sur les membres du jury. Réinsérer, aiguiser l’esprit critique, faire entendre sa voix et (re)donner le goût de la lecture sont parmi les objectifs principaux de leurs organisateurs. Élisa Dersoir, responsable de la médiathèque intercommunale du Pays Loudunais, dans la Vienne, et coorganisatrice du Renaudot des lycéens aux côtés des Amis de Théophraste Renaudot, de la Ville de Loudun et du Rectorat de l’académie de Poitiers, témoigne : "Pour nous, bibliothécaires, ce prix rejoint complètement l’objectif de l’accès à la lecture pour tous. Les professeurs nous disent que ce prix fait lire. Pour certains élèves, c’est une première incursion dans la littérature adulte et contemporaine. Nous ne leur demandons pas un rendu scolaire. Nous voulons juste qu’ils aient un avis et qu’ils puissent développer leur argumentation. C’est un apprentissage qui leur servira toujours. Cela permet une prise de confiance en soi." Cette ouverture à la lecture par la contribution à un prix est aussi attestée par la coordinatrice régionale des activités culturelles et sportives à la DISP [Direction interrégionale des services pénitentiaires], Clara Guinaudeau, à propos du Goncourt des détenus. Elle souligne que "la valeur accordée à la parole des détenus dans ce cadre est très importante et emblématique de ce dont on parle quand on évoque les droits culturels".
Une reconnaissance du jugement du lecteur-jury qui passe notamment par l’impact économique croissant que ces prix peuvent avoir. Ainsi, le Renaudot des lycéens, qui touche environ 400 élèves pour 16 établissements des académies de Poitiers, Limoges, Nantes et Bordeaux, a vu son aura auprès des professionnels de la filière Livre augmenter au fil des ans : "L’enjeu de vente des prix lycéens a énormément évolué, constate Elisa Dersoir. Ce sont des prix qui sont appréciés parce qu’ils sont assez incorruptibles. Les lycéens n’ont aucun intérêt dans les maisons d’édition ou auprès des auteurs. Ils sont d’une sincérité absolue, et c’est ce qui touche énormément les éditeurs et les auteurs. Pour les lecteurs-acheteurs, c’est un véritable argument de vente, ce qui explique que le bandeau soit mis maintenant systématiquement, y compris sur les versions poches."
À ce constat répondent les propos de l’auteur de bande dessinée Wilfrid Lupano, lauréat en 2023 du prix De Livre en livre organisé par ALCA5. Ces prix de lycéens ont, pour lui, une valeur particulière : "On est face à un public qui n’est pas du tout acquis à notre cause et qui, en plus, est souvent très cash dans ses questions ou ses remarques. Il y a un côté sincère et candide là-dedans qui me convient bien. En tant qu’auteur, cette expérience est précieuse. En plus, on nous envoie dans des établissements très variés, des lycées prestigieux de centres-villes et des lycées pro, où le livre et la lecture ne reçoivent pas toujours le même accueil et le même intérêt. Cette diversité des publics me marque. Les rencontres ne sont jamais les mêmes." De son côté, Clara Guinaudeau se fait aussi l’écho du ressenti des auteurs et des autrices lors des rencontres avec les détenus : "Les retours que nous avons de la part des auteurs et des bibliothécaires, notamment, sont sur la qualité des échanges et des questions, qui diffèrent de ceux des rencontres habituelles. Car l’envie de participer est très forte chez les personnes détenues."
L’une des vertus de ces rencontres entre un écrivain et son lectorat touche à la notion de désacralisation de l’auteur mise en avant par Sylvie Ducas. Élisa Dersoir a pu le constater : "Les jeunes réalisent que les auteurs sont des gens normaux, avec lesquels ils peuvent discuter. Du côté des auteurs, le fait d’être face à un public aussi sincère abolit tous les artifices qu’ils peuvent parfois mettre en place dans le cadre de leur promotion médiatique. Il n’y a pas d’enjeu ici, autre que d’être dans la sincérité face à un public qui vous a lu et qui ne vous connaît pas." On est loin alors du battage médiatique et de la recherche d’une légitimité attribuée par des experts.
Un impact économique et légitimant
La reconnaissance par des pairs que représente l’attribution de certains prix est aussi importante aux yeux des auteurs et des éditeurs qui en bénéficient. Ainsi, des prix spécialisés dans un genre – histoire, poésie… – donnent au lauréat une légitimité qui l’encourage dans la poursuite de son travail. C’est ce qu’a pu éprouver Wilfried Lupano en recevant à deux reprises le prix décerné par le jury des Rendez-vous de l’histoire, à Blois, pour ses bandes dessinées Le Singe de hartlepool (2013) et La Bibliomule de Cordoue (2022) : "C’est un prix qui a une saveur particulière, car quand on n’est pas historien soi-même et qu’on crée une bande dessinée historique, le fait d’avoir la reconnaissance d’un jury d’experts, de spécialistes de l’histoire, cela valide le travail de recherche que l’on a effectué pour réaliser cette BD. C’est un prix que j’ai toujours eu énormément de plaisir à recevoir."
C’est aussi un prix littéraire renommé et spécialisé qui a imposé en quelque sorte Cécile Coulon en tant que grande autrice de poésie, comme le raconte Marc Torralba, éditeur de ses recueils au Castor Astral : "Le prix Apollinaire est peut-être le prix le plus prestigieux en poésie. Il a permis à Cécile Coulon d’être reconnue en tant qu’autrice de poésie, alors qu’elle était romancière et peut-être un peu dénigrée par certains critiques de poésie très intellos. Elle a ainsi acquis une légitimité et a eu un vrai succès populaire avec son recueil Les Ronces."
Avec près de 50 000 exemplaires vendus aujourd’hui, l’éditeur n’en est pas à sa première expérimentation des impacts possibles d’un prix. En 2011, le poète suédois Tomas Tranströmer, dont les œuvres sont déjà publiées depuis plusieurs années en France par l’éditeur béglais, reçoit le prix Nobel de littérature. Marc Torralba raconte : "Comme c’était un auteur que nous travaillions depuis longtemps, nous avions cédé les droits poche à Gallimard pour sa collection poésie bien avant le Nobel. Le prix obtenu, nous n’avons pas pu renégocier ces droits. Le Nobel a bien entendu boosté les ventes, mais plus sur le poche que sur les grands formats, que nous avons réimprimés." En tout, ce sont environ 3 000 exemplaires vendus en grand format, pour des retirages à 4 000 ou 5 000, tandis que les versions en poche ont été vendues à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires.
Côté impact médiatique, les effets ont été immédiats : "Il est assez rare que des petits éditeurs indépendants aient le Nobel, donc cela attire toute la presse : écrite, télé, radio. Heureusement que nous avions les bureaux de Paris et de Bordeaux pour nous répartir les rôles, parce que les sollicitations des journalistes arrivaient toute la journée." Recevoir un prix d’une telle notoriété, pour un "petit" éditeur indépendant, peut aussi représenter un risque et être vécu comme une sorte de vague submersive à laquelle il faut pouvoir faire face. "Pour être en mesure de recevoir un prix important, il faut impérativement avoir un diffuseur-distributeur, explique Marc Torralba. Parce que sur le plan logistique, cela signifie envoyer des milliers de livres le plus rapidement possible. Et si tu ne les as pas en stock, il faut pouvoir les réimprimer très vite, trouver le papier et l’imprimeur adapté. Si tu veux maximaliser l’effet, il faut des livres partout avec le bandeau dans les jours qui suivent la remise du prix. Il faut être capable de gérer cette logistique pour ne pas passer à côté et éviter de faire des erreurs. Le risque, avec un gros prix, c’est de s’emballer sur le tirage et de récupérer ensuite un maximum de retours… Un prix littéraire important peut aussi être dangereux pour un éditeur si le public ne suit pas."
Danger écarté pour cet éditeur qui a de nouveau eu l’occasion de mesurer les impacts économiques qu’un prix prestigieux peut avoir, y compris sur les autres ouvrages de l’auteur primé. En 2020, Hervé Le Tellier reçoit le prix Goncourt pour son roman L’Anomalie, publié chez Gallimard, et le Castor astral en profite : "Il y a eu un réel impact, au moment du prix et dans l’année qui a suivi, sur les ventes de ses autres livres, que nous vendions déjà très bien pour la plupart. Nous avons également ressorti en poche des titres que nous n’avions encore jamais réédités, comme l’Encyclopaedia Inutilis ou Le Voleur de nostalgie. Son succès était tellement important qu’il a touché de nouveaux libraires et de nouveaux lecteurs qui ne connaissaient pas ses précédents livres."
Des prix pour visibiliser et valoriser
Un prix littéraire attire l’attention : sur le livre primé, sur l’auteur qui l’a écrit, sur l’éditeur qui l’a publié, sur le juré qui l’a sélectionné. Parce qu’il met en lumière, il peut être utilisé pour servir une cause. En 1905, le prix Femina fut créé pour rétablir la parité au sein de l’univers très masculinisé des prix littéraires, pour donner aux autrices une légitimité habituellement réservée aux hommes. Plus d’un siècle plus tard, d’autres prix naissent encore pour défendre une vision égalitaire des genres. C’est l’objectif, par exemple, du prix Égalité Jeunesse créé par la Ville de Cherbourg et la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse6.
C’est encore pour défendre une cause sociale qu’est né le concours de bande dessinée L’Hippocampe, destiné aux personnes en situation de handicap. Mireille Malot, fondatrice et présidente de l’association du même nom, créée en 2005, a imaginé ce concours et les nombreux prix qui lui sont associés pour démontrer ce qui devrait être une évidence : le handicap n’empêche pas le talent. Cette femme de conviction explique quels sont les objectifs de ce concours qui a lieu tous les ans en marge du Festival international de la BD à Angoulême : "Ce concours a été créé pour donner la parole aux personnes handicapées, car je trouvais qu’on ne les entendait pas assez. À l’époque où cette idée est née, il y a presque trente ans, on ne parlait quasiment jamais de ces personnes, et on ne leur donnait certainement pas la parole. L’objectif était aussi d’essayer de les connaître, de les comprendre, de modifier le regard sur le handicap pour qu’elles puissent mieux s’intégrer dans la vie ordinaire."
Si donner de la visibilité à ces personnes – "leur apporter du bonheur", aussi – et bousculer les idées reçues sur le handicap sont les intentions premières de ce concours, ses effets vont bien au-delà du jour de la remise des prix. "Pour les jeunes qui sont en établissement, la préparation de ce concours, pendant trois mois, représente une véritable activité, raconte Mireille Malot. C’est aussi une ouverture sur le monde extérieur : les participants vont sortir de leur établissement pour venir à Angoulême chercher leur prix. Or ce sont des jeunes qui, même s’ils travaillent en ESAT, quittent rarement leur lieu de vie quotidien. Parfois, certains établissements font venir des auteurs de BD pour aider les participants à travailler sur leurs projets. Nous parvenons ainsi à changer les regards, à ouvrir des portes, à bousculer…"
Si la prolifération des prix littéraires est proportionnelle à la surproduction éditoriale7, elle s’explique aussi par la pluralité des objectifs qu’ils recouvrent et des effets qu’ils produisent. Sortis des logiques économiques et médiatiques, les prix littéraires peuvent aussi servir de bannière pour défendre des valeurs morales et lutter contre toute forme de discrimination ou d’injustice. Le prix Goncourt 2024, décerné à Kamel Daoud, en est un exemple probant.
1. Sylvie Ducas, La littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires, La Découverte, 2013.
2. Idem, p. 8.
3. En moyenne, les ventes d’un prix Goncourt sont autour de 400 000 exemplaires (source GFK). Voir également, sur l’impact des prix littéraires sur les ventes, la récente étude menée par la BTLF sur l’effet des prix sur les auteurs récompensés au Canada et au Québec, présentée dans la revue ActuaLitté : https://actualitte.com/article/119899/international/les-prix-litteraires-un-veritable-levier-pour-les-ventes
4. Cf. article de Sylvie Ducas-Spaës, "Prix littéraires créés par les médias : pour une nouvelle voie d’accès à la consécration littéraire ?", disponible en ligne sur Cairn.info
5. Prix littéraire pour les lycéen/nes et apprenti/es de Nouvelle-Aquitaine, organisé avec le soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine, en accord avec les rectorats de Bordeaux, de Limoges et de Poitiers, et la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt. Plus d’infos sur alca-nouvelle-aquitaine.fr
6. Lire à ce sujet : https://fill-livrelecture.org/egalite-femmes-hommes-dans-la-filiere-du-livre/des-prix-litteraires-pour-plus-degalite/
7. À lire à ce sujet, l’article de Claire Lecœuvre, "Le livre-marchandise, un danger écologique", Le Monde diplomatique, octobre 2024 : https://www.monde-diplomatique.fr/2024/10/LECOEUVRE/67665