La Tristesse des femmes en mousseline
Avec La Tristesse des femmes en mousseline, sélectionné parmi les cinq ouvrages en lice pour la neuvième édition de La Voix des lecteurs, Jean-Daniel Baltassat a l'art d'entrelacer les époques et les personnages et d'entrer dans son sujet par une porte complètement inattendue.
L'euphorie de la Libération est retombée. Paul Valéry, seul, contemple une aquarelle de Berthe Morisot. Il neige sur Paris. Il aime "ce silence, cette douceur de la neige que le corps sait reconnaître depuis environ soixante-douze ans". D'apprendre soudain l'horreur des camps le plonge dans une stupeur qui renforce son envie de repli dans le passé, de re-sentir la présence lumineuse de Berthe, de se divertir, au sens étymologique du terme, de se détourner de ce nouveau tourment qui risquerait de le pétrifier.
"Oui, il se peut bien que ce désir violent, cette douleur au creux des reins qui nous poussent à revisiter le passé pour y guetter ce qu'on n'avait su y voir aux temps acides de son présent, ne soit que la mécanique qui, dit-on, atteint tous ceux qui approchent de leur fin. Et alors ? Nous laisser au moins le temps de se noyer dans un peu de mémoire."
La très belle écriture de Jean-Daniel Baltassat, d'une grande finesse, nous fait partager ces moments sensibles, "ce désir [...] d'un de ces gestes tendres qui adviennent quelquefois entre les humains et les choses et qui témoignent que notre monde reste encore habitable." Paul Valéry, qui pendant trente ans a noirci 260 cahiers où l'art tient une très grande place et où il s'interroge sur l'Homme créateur, se plonge dans l'art contemporain de sa jeunesse, en relisant le carnet de Berthe Morisot qu'il a connue alors qu'il avait une vingtaine d'années et dont l'âme hante cette maison où elle a vécu et qu'il occupe aujourd'hui.
Jean-Daniel Baltassat n'a pas de peine à ressusciter celle qui disait : "Je n'aime que la nouveauté extrême ou des choses du passé." Après des études inachevées, comme il le dit, d'histoire de l'art, de cinéma et de photographie, il a choisi la création littéraire, et entraîne ici le lecteur dans une réflexion sur la création plastique, cherchant à "explorer le monde au prisme de l'Histoire", comme il a pu le faire en 2004 avec Le valet de peinture autour d'un épisode de la vie de Jean van Eyck et en 2009 avec L'almanach des vertiges où il réinvente une rencontre entre Mozart et Casanova. En cette seconde moitié du XIXe siècle, Berthe Morisot, d'une famille bourgeoise fréquentant de nombreux artistes dont Corot, Fantin-Latour, Manet, Degas, Puvis de Chavannes, Renoir, Mallarmé, Baudelaire, avait tout loisir de peindre et d'exposer.
Non sans mal
Au milieu des violentes critiques des journalistes - son beau-frère Édouard Manet s'en plaignait auprès de son ami Baudelaire : "Je voudrais bien vous avoir ici mon cher Baudelaire, les injures pleuvent sur moi comme grêle. J'aurais voulu avoir votre jugement sain sur mes tableaux car tous ces cris m'agacent et il est évident qu'il y a quelqu'un qui se trompe." -, elle doute, enrage de ne pouvoir rendre comme elle le voudrait les reflets de la lumière : "Il n'est pas à ce jour une peinture que j'ai faite qui me convienne. Quoi qu'on en dise dans cette maison et même si, c'est bien probable, la manie de la lamentation me guette, je sais que je ne me trompe pas dans mon jugement." Malgré la misogynie ambiante - Le Figaro : "Il y a aussi une femme dans le groupe, comme toutes les bandes fameuses d'ailleurs, elle s'appelle Berthe Morisot et est curieuse à observer. Chez elle la grâce féminine se maintient au milieu de débordements d'un esprit en délire." -, elle s'obstine.
Elle s'obstine, comme les artistes que côtoie Jean-Daniel Baltassat dans ce foyer créatif de la Creuse où il vit à plein temps. Un territoire qui inspire les artistes depuis longtemps comme en témoigne cette exposition en cours à Ruel Malmaison (jusqu'au 26 mai 2019) : Peindre dans la vallée de la Creuse, 1830-1930. Claude Monet d'ailleurs s'en ouvrait à Berthe, dans une lettre de 1889, se plaignant de la difficulté à saisir la lumière : "C'est superbe ici, d'une sauvagerie terrible...". C'est dans cette vallée qu'il a commencé à peindre ses séries, obstinément. En témoigne également la présence, aux portes du plateau de Millevaches, de jeunes auteurs qui montent, de formations innovantes aux nouveaux métiers du bois, d'associations culturelles dynamiques, passionnées, qui facilitent les projets des plasticiens, d'un jardinier planétaire et, un peu plus loin, d'un centre d'art dédié au paysage au milieu d'un lac de 1 000 hectares.
L'ouvrage de Jean-Daniel Baltassat incite à une découverte ou une re-découverte de l'œuvre de Berthe Morisot qui reste pour certains encore mal connue et, pour les plus curieux, de celle de Paul Valéry. Il questionne le sens et la fonction de la création, littéraire, musicale ou plastique, cet art contemporain qui dialogue avec le monde d'aujourd'hui, apporte de la nouveauté dans le propos ou dans les moyens employés, et dont la fonction est de divertir, étymologiquement de détourner des occupations et/ou de consonner avec les préoccupations du moment, par la surprise et l'étonnement.
Ce qui peut être contenu, en résumé, dans cette phrase : "Les peintures du Louvre [...] : au premier regard nous vient cette sensation de les connaître déjà un peu. [...]. Il semble qu'une part de notre esprit les contient à l'avance de quelque manière. À l'inverse, nos yeux se posent sur un tableau de Manet et tout est neuf, acide et déroutant. On pourrait se croire en visite dans notre propre monde, mais en possédant un regard d'étranger." Prendre l'art du temps, regarder l'art contemporain, rien de tel que l'inattendu pour se sentir vivant.
La Tristesse des femmes en mousseline, de Jean-Daniel Baltassat
Éditions Calmann Levy
336 pages
août 2018
19,50 euros
ISBN : 9782702163658