La voix de Marie Cosnay
C’est Marie Cosnay, écrivaine et traductrice, qui nous fait l’honneur d’inaugurer cette nouvelle expérience. Nous l’avons retrouvée, à sa demande et avec grand plaisir, face à l’océan pour évoquer et donner à entendre une littérature vivante et en plein air. Elle partage ses souvenirs, ses émotions de lecture et, tandis que soudain le vent se lève comme un présage, elle réveille à nos oreilles et à nos cœurs des voix intemporelles.
Quels sont vos premiers souvenirs de lecture ?
Marie Cosnay : Plusieurs événements ont déclenché chez moi cet immense bonheur de la lecture. Le premier d’entre eux, c’est avec l’une de mes grands-mères – pas cette grand-mère adorée qui est dans tous mes livres, mais l’autre, celle qui était plutôt sévère et nous faisait peur. Elle avait grandi dans le patois – aujourd’hui on dirait l’occitan –, elle maîtrisait très mal le français qu’elle avait étudié à l’école dans la douleur et presque oublié. Pourtant, c’est elle qui m’a appris à lire. Je devais avoir cinq ans et elle m’a appris à lire dans un livre qu’elle avait tiré de la bibliothèque de mes parents. Ce livre c’était Les Fleurs du mal de Baudelaire, dont elle avait sélectionné plusieurs poèmes – notamment L’Albatros. Elle m’a ensuite accompagné dans les œuvres de la Comtesse de Ségur, notamment Le Général Dourakine, qu’elle a lu avec moi, comme j’ai pu lire des années après avec mon fils Harry Potter, chapitre après chapitre, parce qu’il était trop petit pour le lire seul.
Mon deuxième souvenir marquant, c’est à l’adolescence avec la trilogie de Robert Sabatier : Les Allumettes suédoises, Trois sucettes à la menthe et Les noisettes sauvages. Ce ne sont pas forcément de grands livres, mais à cet âge ma vie est triste, je suis en pension, je suis comme prisonnière chez les Ursulines, et soudain je me rends compte qu’on peut vivre dans d’autres temps, d’autres lieux, qu’on peut vivre dans et avec la littérature. C’est là que je me mets à écrire. J’écris la suite des histoires de Sabatier, je me cache sous mon lit et fuis l’horreur du collège en rédigeant des petites scènes, des monologues de personnages ou encore des réflexions sur certains passages des romans.
C’est environ à la même époque qu’advient un autre événement important pour moi. Mon oncle paternel, qui déménageait souvent, possédait une malle de livres qui le suivait partout. Sauf qu’un jour, à l’occasion d’un déménagement à Porto je crois, au lieu de trimballer cette malle, il me l’a fait envoyer. Je me suis donc retrouvée avec tous ses bouquins et je suis littéralement tombée dedans. Les Thibault de Roger Martin du Gard, toute l’œuvre de Mouloud Feraoun, mais aussi aussi Bakounine, Proudhon...
Enfin, le dernier souvenir fondateur de lecture passe par l’école. C’est en seconde que je découvre L’Écume des jours, grâce à une enseignante de français remarquable, et courageuse de nous présenter une telle littérature chez les Jésuites.
Aujourd’hui, de quels types sont vos rapports à la lecture ?
M.C. : Mon travail d’écriture se situe dans des champs assez spécifiques, mais mes lectures demeurent très diverses. Je lis beaucoup de romans policiers, j’adore la bande dessinée ou les œuvres destinées à la jeunesse. Si le fait d’écrire peut parfois perdre du sens – j’ai clairement eu des moments de vie où cela m’est arrivé, il n’en est rien je crois du fait de lire. Jusqu’à présent, j’ai toujours été soutenue par la lecture, et par ça (NDLR : Marie montre l’Océan en contrebas.) Toutefois, dans mon rapport aux livres, de petites choses se sont modifiées. Par exemple, ce n’est que depuis très récemment que je m’autorise à ne pas terminer un ouvrage. Il ne m’en coûte plus d’abandonner un mauvais livre, ou tout simplement un livre qui m’ennuie. Comme pour tout le monde, le problème est avant tout le temps. Mais cet ennui, que je ressens admettons-le de plus en plus souvent avec une certaine littérature contemporaine, m’interroge plus profondément. Les livres que je recherche aujourd’hui correspondent à un besoin d’air, je cherche une littérature capable de dire quelque chose du monde où l’on vit, tout en étant porté par un souffle – un souffle quasi épique. À ce titre, j’ai beaucoup aimé Viva, le dernier Patrick Deville paru à la rentrée. Mais ce sont aussi des qualités que je retrouve dans des œuvres qui me sont précieuses, comme celles de Ramon Sender ou Roberto Bolaño.
Est-ce aussi cette quête qui vous attire chez les auteurs antiques que vous fréquentez assidûment ?
M.C. : Tout à fait ! Pourtant ces auteurs, que j’ai d’abord découverts à l’école, ne m’étaient pas restés à l’époque. Comme tout le monde, à l’école je les ai trouvés chiants, fastidieux. Mais y revenir par la suite, et surtout dans la langue, cette langue qu’au final on ne connaît pas si bien puisqu’on ne la parle pas, on ne la transforme pas, a tout changé dans ma perception de leur littérature. En les traduisant, il se passe quelque chose d’indéfinissable entre cette langue mystérieuse et ma propre langue, comme l’invention "d’une langue du milieu." C’est après mes études que je me suis mise à les traduire, juste avec l’élan, le plaisir. J’ai commencé par Médée, Antigone, puis les auteurs latins avec lesquels je suis finalement plus à l’aise. Et chez eux, je trouve beaucoup de ce que je cherche en littérature. Ce besoin d’air dont nous parlions, ce besoin de quelque de chose de grand qui nous parle d’une voix claire du monde, eh bien on l’a complètement chez ces auteurs anciens. Voilà. On l’a certes chez Jim Thompson, chez Bolaño, mais on l’a aussi chez Sophocle ou chez Ovide.